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28 avril 2012 6 28 /04 /avril /2012 22:35

BAMAKO, 8 JUILLET 1961

SOUVENIRS D’UN PREMIER JOUR D’EXIL


Dimanche 8 juillet 1961, tôt le matin, le vol UTA Paris-Abidjan se pose exceptionnellement à Bamako pour permettre à l’unique passager voltaïque d’y prendre sa correspondance pour Ouagadougou. Tous les autres passagers se rendaient à Abidjan. Parmi eux, trois étudiants ivoiriens : Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma. Arrêtés la veille, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, ils avaient été embarqués de force pour Abidjan comme s’il s’agissait de dangereux criminels dont il fallait de toute urgence débarrasser la France.
Cette escale de Bamako était une véritable aubaine. Dès que j’en fus informé, peu après mon embarquement mouvementé, je pris la décision de ne pas aller plus loin et de demander l’asile politique aux autorités maliennes. Il me fallut ensuite toute la nuit pour essayer de convaincre mes deux camarades d’en faire autant. Compte tenu de l’hostilité générale des autres passagers – l’étudiant voltaïque excepté – et de quelques membres de l’équipage à notre égard, je n’excluais pas, au cas où on voudrait, comme lors de l’escale de Marseille, me retenir dans l’avion pendant la durée de l’escale, de créer un incident afin de provoquer l’intervention des autorités de l’aéroport. L’un de mes compagnons d’infortune, Mory Doumbia, accepta de m’y aider, alors que lui-même n’envisageait pas encore de choisir la liberté. Il s’y décidera cependant un peu avant l’atterrissage à Bamako. Toujours dans l’hypothèse d’une tentative de rétention forcée dans l’avion, je confiai à l’étudiant voltaïque, mon voisin, mon arrêté d’expulsion en marge duquel j’avais griffonné ma demande d’asile politique (Photo). Il devait le remettre aux autorités aéroportuaires au cas moi-même j’en serais empêché. Rien ne devait être négligé pour renforcer les chances de succès de la petite échauffourée que nous avions prévue, Mory Doumbia et moi, au cas où…

arrete-d-expulsion_01.JPG

Toutes ces précautions étaient parfaitement justifiées, même si, finalement, elles s’avérèrent inutiles. En effet, lorsque l’avion s’est posé, le steward qui distribuait les bons de consommation aux passagers en transit me demanda si j’en voulais aussi un. C’était une manière détournée de me faire dire que je n’avais pas l’intention de continuer le voyage. Je lui répondis avec un peu d’agacement qu’étant en transit, j’avais droit à un bon comme tout le monde. Il m’en donna un sans insister. Mais, au moment d’emprunter la passerelle sur le palier de laquelle tout l’équipage s’était aligné comme pour une revue, j’entendis distinctement le deuxième personnage de la file demander au premier : « Et ceux-là aussi on les laisse descendre ? » A quoi le premier, sans doute le commandant de bord, répondit : « Et pourquoi pas ? » Je compris alors que la première partie de notre plan se déroulerait sans difficulté.
Une fois dans l’aérogare, nous nous dirigeâmes d’un pas vif vers le commissariat. Nous abordâmes d’abord un planton qui nous appris que le commissaire était allé à Bamako, qu'il n’était pas encore revenu, mais qu’il ne tarderait pas. Pendant que nous devisions avec le planton, nous remarquâmes un toubab, vêtu comme l’étaient les administrateurs coloniaux, qui manifestement s’intéressait beaucoup à nos faits et gestes. Par jeu, je demandai au planton si ce personnage n’était pas le commissaire que nous attendions. « Han, répondit le brave homme avec un sourire malicieux, ça là, ici c’est fini maintenant ! »
Sur ce, le vrai commissaire arriva. C’était un homme de notre âge, à l’air ouvert, et cette apparition dissipa toutes les craintes que nous pouvions encore avoir. Tandis que nous lui exposions notre affaire, le toubab galonné – en fait le chef d’escale d’UTA et, probablement, un agent de Foccart comme celui qui m’avait réceptionné la veille à Orly (toutes choses que je n’ai sues évidemment que bien plus tard, à la faveur de la fameuse affaire Ben Barka qui révéla la vraie fonction et le rôle de ce triste personnage) – qui n’avait pas cessé de tourner autour de nous, s’approcha pour dire : « Monsieur le commissaire, je voudrais avertir ces jeunes gens que s’ils ne remontent pas dans cet avion, ils perdront le bénéfice de leur titre de transport. » Le commissaire ne parut pas entendre l’avertissement ; d’ailleurs ce n’était pas vraiment à lui que notre homme s’adressait, mais à nous ; aussi me chargeai-je de lui répondre : « Rassurez-vous, monsieur. Si demain ou dans un mois nous décidions d’aller à Abidjan, on nous paierait le voyage en première classe ! »
Le commissaire téléphona à Bamako pour informer ses supérieurs qui donnèrent leur accord. Ce qui acheva de convaincre notre camarade Mémel Kébé, qui hésitait encore à choisir la liberté. Et lui aussi décida de s’arrêter à Bamako.
Le commissaire ordonna sèchement à l’homme d’UTA de faire descendre nos bagages de l’avion. Puis il nous conduisit lui-même dans sa voiture jusqu’au bureau du chef de la sûreté, au centre de Bamako. Oumar Boré – c’était son nom – nous accueillit sur le seuil de son modeste bureau par un sympathique « Salut, camarades ! » qui acheva de nous tranquilliser quant aux dispositions des autorités maliennes à notre égard.
Le jour même, ou le lendemain, je ne me souviens plus très bien, Oumar Boré nous mena voir le ministre de l’Intérieur, Madeira Kéita, dont le nom m’était déjà bien connu car il était lié à l’histoire tourmentée des commencements du Rassemblement démocratique africain (RDA), singulièrement celle de sa section guinéenne dont il avait été l’un des fondateurs et le principal animateur jusqu’à ce que le gouverneur Paul-Henri Siriex, le Péchoux de Conakry, qui deviendra l’hagiographe d’Houphouët, le « réduise à la misère », ainsi qu’il s’en vantera dans un de ses livres. L’accueil de Madeira Kéita fut aussi cordial que celui du camarade Oumar Boré. Il nous offrit même à déjeuner ce jour-là dans le plus grand hôtel de Bamako.
Il était clair que le pays où nous avions atterri était un pays vraiment libre, le genre de pays qui hantait nos propres rêves depuis tant d’années, tandis qu’Houphouët s’obstinait à vouloir maintenir notre patrie dans un statut de perpétuelle dépendance vis-à-vis de la France…
La suite de notre séjour à Bamako confirmera sans cesse cette première impression.
La suite, c’est aussi bien l’image de ce jeune capitaine Amadou Sanogo, le chef du conseil national pour le redressement de la démocratie et de la restauration de l’Etat (CNRDRE), donnant une conférence de presse… en malinké, comme disait le commentateur français ou francophone qui, manifestement, n’en revenait pas de voir un officier malien lire devant un parterre de journalistes et de fonctionnaires maliens, un document officiel rédigé dans la langue de leurs ancêtres.
Un demi siècle après ma découverte émerveillée de ce pays et de ce peuple, le spectacle de ce jeune soldat littéralement assiégé par le syndicat des chefs d’Etat fantoches, mais qui leur tenait vaillamment tête, c’était comme un retour vers ces commencements difficiles mais tellement prometteurs, si prometteurs qu’ils étaient insupportables à ceux qui n’ont jamais voulu d’Etats noirs capables de voler de leurs propres ailes, ni de peuples noirs capables de rêver et de réaliser leurs propres rêves. Et, le 19 novembre 1968, ils mirent brutalement fin à l’immense effort de ce peuple pour s’affranchir et pour progresser, à son espérance, en capturant traîtreusement ces chefs exemplaires que nous avons vus en chair et en os ce 8 juillet 1961, ou que nous apercevrons quelques jours plus tard, de loin, de trop loin, depuis le cœur de la foule immense et éperdue de reconnaissance qui les acclamait au stade de Bamako, le jour du premier anniversaire de la résurrection du Mali.


Vous voulez connaître le secret de cette belle continuité ? Ecoutez :


« La démarche, les choix, la stratégie et les moyens mis en œuvre pour tenter de réaliser ce que l'US-RDA a désigné par l'expression « faire le bonheur maximum, du maximum de Maliens dans le mi-nimum de temps » étaient justes. Les résultats acquis ont dépassé les attentes. Encore aujourd'hui on s'en étonne. La direction et les cadres honnêtes savaient la nature et la taille des difficultés qu'ils af-frontaient. Ils étaient comme les combattants qui se sont opposés à la pénétration coloniale avec des sabres et des flèches alors que les envahisseurs avaient de puissantes armes sophistiquées : mitrailleuses, canons, grenades, etc. L'Histoire a enregistré que ceux-là ont été momentanément battus. Ce n'est pas tant qu'ils aient commis des erreurs. Bien au contraire, ils ont fait montre de génie au combat. Leur tradition n'a jamais été abandonnée. L'US-RDA en a été le meilleur continuateur. Ses victoires furent les leurs. Sa défaite qui ressemble étrangement à la leur, elle aussi, est due moins à des erreurs, qu'à l'inégalité des forces. Elle aussi, sera suivie – In chah Allah –, de victoires ultérieures que la génération actuelle et les générations futures remporteront pour le bonheur du peuple malien. L'US-RDA a permis à une génération de faire son devoir avec honneur et de sortir par la grande porte – debout en face de la trahison domestique aux ordres du néocolonialisme. C'est pourquoi dans l'imaginaire du peuple malien, le président Modibo Kéita et son équipe jouissent d'un profond respect et d'une sincère gratitude, qui s'accroissent de jour en jour. »
(Amadou Seydou Traoré : « L’expérience malienne d’édification socialiste (1960-1968) », in Francis Arzalier (sous la direction de) : « Expériences socialistes en Afrique 1960-1990 ». Le Temps des Cerises 2010 ; pp. 95-126).


Le secret du Mali ? Eh ! bien, c’est d’être, au contraire de la Côte d’Ivoire par exemple, un pays qui, dès le premier jour de son indépendance, s’est totalement débarrassé des stigmates de l’emprise coloniale française. Il s’en est si bien débarrassé que toutes les tentatives ultérieures d’y restaurer le colonialisme en le couvrant de masques divers et variés, ont régulièrement échoué. Comme échoueront certainement les actuelles manigances de la Cedeao et d’autres pêcheurs en eaux troubles pour briser la dynamique du mouvement du 22 mars 2012.
Marcel Amondji


annexe


Pour illustrer ces vieux souvenirs que l’acte du capitaine Amadou Sanogo et ses compagnons a réveillés en moi, voici le texte de protestation que, enhardi par la bienveillance dont nous étions l’objet de la part de nos hôtes maliens, j’ai adressé depuis Bamako à nos camarades, à Paris, pour être publié dans « Kô-Moë », l’organe de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (Ugeci). Si j’en juge d’après l’accueil que nos camarades ont fait à ce texte, ce n’était pas seulement le cri vengeur d’un individu, mais le reflet de l’état d’esprit qui dominait parmi les étudiants ivoiriens de ce temps-là.
M. A.


CHASSE AUX SORCIERES EN COTE D’IVOIRE

 

Le 7 juillet 1961, trois étudiants ivoiriens, Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma, ce dernier ancien président de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI, 1959-1960), sont arrêtés, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, et placés de force à bord de l’avion Paris-Abidjan. Roger Frey, ministre gaulliste de l’Intérieur, a signé l’ordre d’expulsion au moment même où Houphouët et son gouvernement se trouvaient à Paris. Le 8 juillet, Abdoulaye Fadiga, ancien président de l’UGECI (1958-1959) et ancien vice-président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) est arrêté à son tour. Ce même 8 juillet, la police fait le siège de la Résidence des étudiants des Etats d’Afrique occidentale, boulevard Poniatowski, et de la Maison des étudiants ivoiriens, boulevard de la Gare, à la recherche des autres étudiants qu’Houphouët avait désignés à Roger Frey pour être arrêtés et livrés à ses geôliers. En tout une quinzaine d’étudiants ont été affectés par ces mesures. Dix furent effectivement transférés et incarcérés à Abidjan. Trois se réfugièrent au Mali, et deux autres on ne sait où. Quant au président en exercice de l’UGECI, Désiré Tanoé, il avait quitté Paris avant le coup de filet de la police française agissant sur demande d’Houphouët, et c’est à Abidjan que la police d’Houphouët le rechercha pendant vingt jours sans réussir à le prendre. Enfin, une semaine après cette vague d’arrestations, le parquet d’Abidjan lança des mandats d’arrêt internationaux contre les rescapés, avec cette imputation :
« Inculpé d’avoir en France et Abidjan (Côte d’Ivoire) courant 1959-60-61 commis des actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves, à jeter le discrédit sur les institutions politiques ou leur fonctionnement, à enfreindre les lois du pays. Faits prévus par l’article 91 du code pénal. »
Tels sont les faits. On peut se demander pourquoi, alors que les premiers faits se seraient produits en 1959, la répression n’a été déclenchée que le 7 juillet 1961 ? A cette question, les autorités françaises et ivoiriennes se sont empressées de donner par avance des réponses où le mensonge le dispute à l’effronterie.
Selon Roger Frey, la présence des quinze étudiants expulsés était « susceptible de troubler l’ordre public » en France. La France de Roger Frey est ce pays où chaque jour dix à vingt engins explosent, et où les mitraillettes crépitent à longueur de nuit sans que la police, si prompte à arrêter des innocents, ne fasse rien contre les plastiqueurs de l’OAS. La vérité, c’est que Roger Frey n’a aucun souci de la tranquillité de la VRAIE France, celle qui aspire à la paix et à l’amitié avec tous les peuples, y compris celui de la Côte d’Ivoire, et au nom de qui, cependant, on commet tous les crimes, en Algérie notamment. La vérité, c’est aussi que Roger Frey n’a pris une telle mesure à l’encontre des étudiants ivoiriens que parce que, à travers eux, il a voulu frapper tous ceux qui, en France, ne pensent pas comme lui et son maître. La vérité, enfin, c’est que Roger Frey et Houphouët ont le même intérêt, celui des impérialistes qui les emploient, à museler le camp de la démocratie et de la liberté en France et en Côte d’Ivoire. L’expulsion de quinze étudiants ivoiriens du territoire français fait partie du plan impérialiste d’anéantissement des forces qui luttent pour la libération des peuples sous domination coloniale et néocoloniale. Voilà la vérité. Elle n’est pas favorable à Roger Frey et à ses maîtres ; aussi préfère-t-il mentir.
Pour Philippe Yacé, le reproche n’est pas d’être un menteur, car tout son personnage, jusqu’à sa réussite politique, n’est qu’un mensonge. Nous lui reprochons de ne pas savoir mentir ; de ne pas mentir avec assez d’adresse. Ainsi, lors de son interview du 16 juillet 1961, il feignait de croire que les quinze étudiants expulsés ne l’avaient pas été à la demande expresse du gouvernement ivoirien. Quand on sait que Philippe Yacé, président de l’Assemblée nationale, n’est dans le système qu’une espèce de faire-valoir sans responsabilités et sans pouvoirs, on peut comprendre à la rigueur qu’il ne soit pas au courant des tractations en cours depuis deux ans, et qui ont finalement abouti à la forfaiture de Roger Frey. Mais, au moment où il répondait aux journalistes, plusieurs étudiants étaient déjà en prison. Peut-il expliquer pourquoi un étudiant expulsé de France doit-il être automatiquement conduit en prison par la police de la République indépendante de Côte d’Ivoire ? En vertu de quelle loi, Monsieur le président du corps législatif ?
Philippe Yacé dit encore, parlant de nos camarades martyrs, qu’ils s’agit d’hommes aigris parce qu’ils n’ont pas trouvé de satisfactions à leurs ambitions démesurées. Ce n’est pas la première fois qu’un Philippe Yacé insulte des hommes à terre ; et nous savons ce que valent les insultes d’un tel homme. Quant à notre ambition, un Philippe Yacé ne peut pas savoir combien elle est démesurée en effet ! Notre ambition est à la mesure de ce que nous sommes capables d’endurer pour aider notre peuple dans sa lutte pour se libérer du joug impérialiste. Un Philippe Yacé peut-il le comprendre, lui qui a fait du pouvoir un objet de trafic, de la représentation populaire et du suffrage universel de tristes parodies de ce qu’ils devraient être, de la souveraineté nationale un objet de négoce ? S’il nous faut des juges, nous en appelons aux anciens prisonniers de Bassam qui se souviennent. Il doit bien en rester quelque part ! Quant à vous, président Yacé, nous vous récusons !
Lorsque ces messieurs s’engagent dans une voie, il leur est en général difficile d’en sortir. Ils s’y enfoncent toujours plus avant, jusqu’à ce que le ridicule et la honte de leur situation apparaissent à tous, y compris les plus crédules. C’est ainsi qu’Houphouët lui-même a cru devoir ajouter sa part au monceau de calomnies déjà déversées sur le compte des étudiants patriotes. A l’en croire, il ne s’agirait que d’une « poignée d’individus obéissant à des ordres venus de l’étranger ». Il assure que la majorité des étudiants lui font confiance et qu’il s’en réjouit… Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants qui attendent tout d’Houphouët. Tout, c’est-à-dire la possibilité de participer au pillage du peuple ivoirien en menant la vie parasitaire qu’aiment les paresseux et les vauriens. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables d’apposer leur signature au bas d’une feuille vierge, et de remettre cette feuille à Houphouët en guise de candidature à la députation. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables de vendre leur père et leur mère afin d’acquérir le privilège de grignoter les miettes abandonnées par les impérialistes après leurs festins. Nous savons combien ils sont, et qu’on les recrute non à l’UGECI, mais au sein de l’association fantoche créée par Houphouët, le 17 janvier 1960, sur la base du régionalisme, et par les moyens habituels de la corruption. Ces étudiants-là sont déjà pourris. Nous les avons chassés de nos rangs, et nous les avons dénoncés devant notre peuple qui les a rejetés avec mépris. Que leur restait-il à faire pour satisfaire leurs ambitions dérisoires, sinon se vouer au culte du corrupteur en chef de la jeunesse ivoirienne, Houphouët-Boigny ! Grâce à ces étudiants-là, et grâce à Houphouët, notre peuple n’ignore plus que la majorité de ses étudiants ont fait échec aux tentatives de corruption des impérialistes et de leurs valets, et se consacrent totalement, malgré les risques innombrables, à la cause de l’indépendance véritable de la Côte d’Ivoire. En effet, l’UGECI, ce n’est pas « une poignée d’individus », mais tous les étudiants ivoiriens conscients de leurs responsabilités, et qui sont prêts à sacrifier jusqu’à leur vie dans l’intérêt du peuple ivoirien et de tous les peuples frères d’Afrique.
Craignant que les mensonges officiels ne prennent pas, on a fait courir dans les rues et les marchés, les cours et les bureaux, divers bruits savamment orchestrés, afin de discréditer les étudiants patriotes auprès des masses dont la sympathie leur est acquise depuis longtemps. Notamment, on a fait dire que l’UGECI avait un plan de sabotage des fêtes de l’indépendance.
A ce propos, il faut d’abord que nous précisions une fois encore notre position vis-à-vis de l’indépendance de la Côte d’Ivoire : l’indépendance proclamée par Houphouët le 7 août 1960 est vide de tout contenu réel. Loin d’abroger le régime colonial, Houphouët s’est au contraire ingénié à le consolider par une foule de mesures favorables aux colonialistes, mais qui sont, par voie de conséquence, incompatibles avec la souveraineté nationale. Telle est la position de l’UGECI sur la question de l’indépendance. Cependant, nous considérons le 7 août comme la fête nationale de notre peuple, car c’est la lutte opiniâtre du peuple ivoirien qui a forcé Houphouët à accepter l’indépendance, même si ce traître a vidé cette indépendance de son contenu. De toutes les façons, le 7 août est pour le peuple en lutte une occasion d’exprimer son désir de liberté. Houphouët peut toujours s’efforcer de maquiller la vérité par l’étalement d’un faste imbécile ; il ne peut pas empêcher la vérité d’être la vérité. Tôt ou tard elle éclatera dans toute sa nudité, et le 7 août cessera d’être cette attristante mascarade pour devenir la fête de la véritable indépendance du peuple ivoirien.
Qui peut vouloir saboter cette fête ? Certainement pas ceux qui, avec le peuple depuis 1946, ont lutté pour que notre pays soit libre, et qui ont forcé Houphouët à accepter l’indépendance en 1960. Certainement pas les étudiants patriotes membres de l’UGECI. Ceux qui sabotent la fête du 7 août sont ceux qui, Houphouët en tête, essayent par tous les moyens de lui donner une autre signification que celle qu’elle devrait avoir. Houphouët voudrait faire du 7 août un triomphe personnel ; c’est cela qui s’appelle « saboter la fête de l’indépendance » ! Quant aux étudiants, ils ont trop de respect pour le peuple et pour sa lutte. Le 7 août est pour eux comme pour le peuple un jour de liesse, à cause du chemin déjà parcouru vers la libération totale ; et un jour de réflexion, à cause du chemin qui reste à parcourir.
On a fait dire aussi que lors d’une conférence publique d’Houphouët à Paris, les étudiants patriotes de l’UGECI auraient chahuté le malheureux grand homme. Mais, à Paris, Houphouët n’a donné qu’une conférence de presse où même les journalistes étaient triés sur le volet afin qu’il ne trouve en face de lui que de zélés serviteurs de l’impérialisme comme lui-même.
On a fait dire encore que les étudiants patriotes avaient fait un plan pour assassiner Houphouët. C’est un refrain connu depuis l’affaire de notre camarade Harris Mémel Fotê. On sait comment, à l’époque, cette accusation dut être abandonnée avant même que ne commence l’instruction. Aujourd’hui, cette accusation est reléguée au rang d’un ragot que l’on fait courir afin d’impressionner l’opinion publique, et tenter de l’exciter contre les étudiants patriotes. Le mensonge n’en est que plus grossier. Les étudiants patriotes n’attendent pas la libération de la Côte d’Ivoire de la mort violente ou naturelle d’Houphouët, mais de la lutte du peuple tout entier, du vivant même d’Houphouët et malgré l’appareil de répression mis en place par lui et ses complices de l’Elysée. Aussi, dans notre programme, nous n’avons pas inscrit l’assassinat d’Houphouët, mais l‘éducation et l’organisation du peuple en vue de rendre plus efficace sa lutte contre les impérialistes et contre les traîtres.
Le dernier bruit fait état de l’arrestation d’un des fils d’Houphouët dans le cadre de la répression contre l’UGECI. Ainsi, l’un des fils d’Houphouët serait assez patriote pour faire cause commune avec nous au moment où son père tente de détruire notre association ! Ce n’est pas impossible ; et si c’est vrai, nous saluons l’étudiant Houphouët pour son courage, et nous l’appelons à poursuivre la lutte avec nous. Mais ce bruit pourrait avoir un autre but et servir à couvrir une manœuvre cynique. Il faut dénoncer cette manœuvre quel qu’en soit le fondement. Qu’un fils d’Houphouët prenne le parti des masses populaires contre son propre père, c’est un fait dont Houphouët ne peut pas tirer gloire. Qu’Houphouët fasse arrêter son propre fils pour délit de patriotisme, c’est un fait qui ne doit étonner personne. Rien n’arrête les traîtres : ils vendraient père, mère et enfants pour obtenir le salaire le plus dérisoire. Mais l’arrestation éventuelle d’un des fils d’Houphouët change-t-elle quelque chose au problème posé ? Nous sommes contre toute arrestation de citoyens pour délit d’opinion. Le citoyen peut s’appeler Kouassi ou Houphouët, c’est la même chose ; le même abus de pouvoir. L’arrestation d’un des fils d’Houphouët, si le bruit qui court n’est pas faux, n’excuse pas la détention des dix autres étudiants ivoiriens qui sont, eux, non pas à Yamoussoukro dans une villa tout confort, mais à la prison civile d’Abidjan ; elle prouve seulement que l’opposition à la politique de trahison d’Houphouët a gagné son propre foyer.
Pour établir la vérité sur l’affaire des étudiants patriotes, et montrer les véritables mobiles d’Houphouët, il nous faut maintenant situer l’un et les autres par rapport aux intérêts véritables du peuple ivoirien. Houphouët a cessé, depuis 1950, de respecter le mandat que le peuple lui avait confié en 1945. Depuis 1950, il a adopté la tendance au compromis avec nos ennemis comme doctrine politique, et cela l’a conduit peu à peu à abandonner purement et simplement la cause des masses populaires. Au contraire, il a apporté, à partir de 1956, toute son aide aux impérialistes français à la recherche d’un nouveau mode de colonisation. De 1956 à 1959, comme membre des gouvernements français les plus réactionnaires, il a participé à tous les complots des impérialistes français contre les peuples d’Afrique en général, et celui de la Côte d’Ivoire en particulier. Aujourd’hui, grâce à lui, la Côte d’Ivoire est plus colonisée qu’aux temps des anciens gouverneurs. Les conséquences de cette politique sont faciles à deviner : à travers Houphouët, ce sont les gros patrons des entreprises colonialistes qui détiennent le véritable pouvoir. Il y a des ministres ivoiriens, mais ce sont leurs directeurs de cabinet, tous des Français, qui sont le véritable gouvernement. Toutes les institutions nationales sont placées en fait sous le contrôle direct et permanent des impérialistes français. L’Assemblée nationale, dont les membres sont pourris de dettes, n’est qu’une succursale de la chambre de commerce d’Abidjan. La police et l’armée, dirigées par des Français, sont au service exclusif des intérêts impérialistes de la France. En vérité, malgré les grands airs qu’il se donne, Houphouët n’est au pouvoir que d’une manière fictive. Il préside, mais c’est au pillage de notre peuple par les impérialistes français. Son rôle, aujourd’hui – et Dieu sait s’il y excelle ! –, c’est d’endormir le peuple pour le rendre toujours plus docile. Mais il sent bien qu’endormir le peuple devient une tâche de plus en plus difficile à mesure que se développe l’opposition au sein de la jeunesse et, en particulier, au sein de la jeunesse estudiantine. C’est pourquoi il sévit contre les étudiants et contre les instituteurs. Telle est la vérité sur Houphouët ; vérité que le peuple tout entier ne tardera pas à connaître.
Quant aux étudiants patriotes qu’Houphouët a fait jeter en prison, ils n’ont jamais cessé d’être aux côtés du peuple en lutte pour sa libération du joug colonialiste. Alliés d’Houphouët quand le PDCI était un parti national et Houphouët un patriote, ils durent combattre sur deux fronts après sa trahison : contre les colonialistes d’une part ; et d’autre part contre la clique des traîtres conduits par Houphouët. C’est cette lutte qui se poursuit et qui se poursuivra malgré la répression impitoyable dont nous sommes les victimes depuis 1958.
Nous avons une devise : « Dire la vérité, combattre l’injustice ». Quoi qu’il en coûte. L’affaire Harris Mémel Fotê, ancien président de l’UGECI (1957-1958), actuellement professeur de philosophie au lycée d’Abidjan ; et l’affaire de nos camarades martyrs d’aujourd’hui, sont les indicateurs à la fois des difficultés innombrables qui nous attendent, et de notre détermination à lutter malgré tout aux côtés de notre héroïque peuple. Car, loin de nous décourager, la répression décuple nos forces et rapproche le moment de notre victoire.
Quelques personnes s’imaginent qu’Houphouët est invincible et qu’il est périlleux de vouloir combattre sa politique de trahison. Mais, en réalité, ce qui ressemble à de la puissance n’est que faiblesse aux yeux de qui prend la peine de réfléchir avant de juger les faits et les hommes. Certes, Houphouët est très puissant aujourd’hui ; mais contre qui exerce-t-il sa puissance, et dans l’intérêt de qui ? Nous savons – et tout le monde sait – qu’Houphouët, tout comme Fulbert Youlou ou Moïse Tschombé, est un homme de paille entretenu par les impérialistes français pour exécuter leurs sales besognes en Afrique. C’est donc dans l’intérêt exclusif des impérialistes qu’Houphouët exerce sa puissance. Il est facile de comprendre qu’il ne peut pas exercer cette puissance à la fois dans l’intérêt des impérialistes et dans l’intérêt du peuple ivoirien. Ceux qui parlent de la puissance invincible d’Houphouët ne comprennent pas que cette fausse puissance d’aujourd’hui ne repose sur rien de solide.
Pour terminer, il nous faut préciser notre conception du rôle des étudiants patriotes dans la lutte du peuple pour sa libération du joug colonial : notre rôle est de dénoncer les traîtres et leurs trahisons, et d’appeler le peuple à prendre en main ses propres destinées. Quant à la véritable lutte de libération nationale, c’est l’affaire du peuple lui-même. Personne ne peut le faire à sa place, et, surtout, il faut qu’Houphouët le sache bien, personne ne peut l’empêcher de le faire.


Marcel (Amondji) Anoma.
Bamako, juillet 1961.

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