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11 mai 2012 5 11 /05 /mai /2012 18:54

Adresse à ceux qui croient que le 6 mai 2012 a sonné le glas de la Françafrique

« En Afrique, la mémoire et l’histoire sont importantes. La personnalité du président Houphouët-Boigny, le respect qu’il inspire ne sont pas des données négligeables. » (Le Monde 23 mars 1992) Tel est l’argument avancé par Edwige Avice, alors ministre de la Coopération dans le gouvernement d’Edith Cresson, pour expliquer l’indifférence du donneur de leçon de La Baule devant les brutalités dont le régime ivoirien accablait ses opposants et ses contestataires depuis le commencement du processus de démocratisation, à l’aube de la décennie 1990. Outre ce qu’ils laissaient apparaître de préjugés gobiniens chez une femme d’Etat qui avait, même si ce n’était que par délégation, la haute main sur le destin de nombreux peuples du continent noir, ces propos avaient encore l’intérêt de confirmer une rumeur qui circulait dans les milieux ivoiriens de Paris : des émissaires du Parti ivoirien des travailleurs (Pit), l’un des deux partis de l’opposition parlementaire d’alors, venus à Paris pour rencontrer des dirigeants du parti socialiste – parti avec lequel ils croyaient partager quelques valeurs –, se seraient entendus conseiller avec hauteur d’adopter vis-à-vis d’Houphouët et de ses frasques, le même profil bas qu’ils arboraient eux-mêmes, au motif que ce n’était pas n’importe qui ! L’histoire ne disait pas si c’étaient les mêmes qui allèrent participer à une campagne promotionnelle de Laurent Gbagbo, juste avant l’inexplicable dérapage du 18 février 1992…


Avant d’en arriver au cas particulier de la Côte d’Ivoire, Edwige Avice avait eu à répondre à une question générale sur le thème de la « conditionnalité de l’aide [au développement] » prônée à La Baule par François Mitterrand, le « premier président socialiste de la Ve République » : « Le discours de La Baule n’oblige pas la France à avoir une attitude uniforme, systématique envers tous les pays, alors que nous ne ferions jamais cela avec les pays d’Europe ou d’Amérique latine. » Soit ! Mais dans combien de pays d’Europe ou d’Amérique latine la France disposait(dispose-t)-elle d’autant de moyens de pression, et même d’action souveraine directe, que dans ses anciennes colonies d’Afrique noire, et tout particulièrement en Côte d’Ivoire ? Parce que si on voulait juger la politique de la France, par exemple en Côte d’Ivoire, seulement d’après sa cohérence avec la grande leçon de La Baule, on se condamnerait à n’y rien comprendre. Et que dire de l’argument de « la personnalité du président Houphouët-Boigny et le respect qu’il inspire » ? On sait qu’en 1969, ses propres créatures firent mordre la poussière à un général de Gaulle dont elles s’étaient dégoûtées après seulement dix années d’adulation, mais qui n’avait rien perdu de son prestige international. S’il ne s’agissait que d’appliquer au cas de l’Afrique noire, et à la Côte d’Ivoire en particulier, le même « traitement que l’on applique au reste du monde », Edwige Avice aurait pu se contenter de dire ce que les Ivoiriens étaient depuis longtemps préparés à entendre, quelque chagrin qu’ils en aient. Par exemple, comme l’écrivit un certain Appia dans le N° 5 du périodique L’Eclosion à l’occasion d’une tournée de cette ministre française à Abidjan, que « La France a beaucoup investi dans ce pays dont elle retire énormément d’avantages de tous genres [et qu’]Elle ne bradera jamais ses intérêts sur des questions de principe ». Car nous n’ignorons pas que si les Français « respectaient » tellement Houphouët, c’était à cause du zèle avec lequel il servait les intérêts de leur pays en Afrique et en Côte d’Ivoire. Il suffit d’un simple coup d’œil pour s’apercevoir qu’il y a toujours eu dans notre malheureuse patrie beaucoup de choses autrement précieuses pour la France que le prestige d’Houphouët. Citons, en vrac, des facilités militaires tout à fait extraordinaires qui permettaient à la France de tenir l’ensemble de la sous-région sous son contrôle ; une ambassade fonctionnant comme un organe de souveraineté érigé en pays conquis ; une monnaie, le franc CFA, sur laquelle la nation et l’Etat ivoiriens n’avaient (n’ont toujours) aucun pouvoir de contrôle ; des dizaines de fonctionnaires français civils ou militaires logés au vu de tous dans les moindres rouages de la haute administration ivoirienne, sans compter ceux qui gagnent à ne pas être trop voyants ; près de 200.000 ressortissants et protégés français détenant la part la plus substantielle et la plus juteuse de la fortune bancaire, commerciale, industrielle et immobilière du pays, et jouissant de fait – et peut-être même de droit – d'un vrai statut d'extraterritorialité… Toutes choses qui pesaient certainement bien plus lourd dans la balance au moment d’arrêter une attitude vis-à-vis d’Houphouët ou de ses opposants que son « prestige ». La meilleure preuve en est qu’à l’heure où j’écris ces lignes, près de vingt ans après la mort d’Houphouët, l’intérêt de la France pour la Côte d’Ivoire n’a point faibli, au contraire ! Jamais la France ne s’est ingérée aussi ouvertement ni aussi massivement dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire que depuis qu’elle ne peut plus se couvrir du prétexte du respect dû à la personnalité d’Houphouët.


La vérité, c’est que « la mémoire et l’histoire » dont parlait Edwige Avice ne sont pas importantes qu’en Afrique, ni seulement de nos jours. L’attitude ordinaire de la plupart des politiciens français devant la crise du système politique ivoirien renvoie à toute une tradition impérialiste, depuis l’affaire de Saint-Domingue sous le consulat, le 1er Empire et la Restauration, jusqu’à celle de la Nouvelle Calédonie sous François Mitterrand, en passant par les guerres d’Indochine et d’Algérie, sans compter des événements de moindre durée sans être moins significatifs, comme l’affaire de Madagascar en 1947, la guerre contre le Rassemblement démocratique africain (Rda) en Côte d’Ivoire ou celle contre l’Union des populations du Cameroun (Upc).


« Les Français, lit-on dans le roman autobiographique au titre prémonitoire  de l’aventurier anglais Aloysius Smith, […] sont de pauvres colonisateurs, on le peut constater en visitant n’importe laquelle de leurs colonies. » (Trader Horn, La Côte d'Ivoire aux temps héroïques, Stock 1932) En fait, comme colonisateurs, les Français ne sont pas pires que les autres, mais le malheur avec eux, c’est qu’ils ne savent pas s’arrêter… Depuis cinquante ans et plus qu’ils ont « décolonisé » leur ancien domaine tropical, ils continuent d’y faire la politique que Foccart y faisait par ses marionnettes interposées. En Côte d’Ivoire, son instrument s’appelait Houphouët-Boigny. Tant que les peuples supportèrent docilement cette politique et ses agents, tout alla bien. Mais du jour où ils se rebiffèrent, ce qui était jusqu’alors un prodigieux avantage devint un handicap et un fardeau de plus en plus lourd à porter. Etonnant paradoxe d’une politique qui n’eut jamais vraiment les moyens de son ambition – cela dit en sachant bien qu’elle ne se soucia jamais du bien-être ni de la dignité des indigènes de ses possessions africaines –, l’impuissance de la France à la fin des années 1980 devant la crise généralisée de ses anciennes colonies, résulte directement de la position dominante et exclusive qu’elle s’était acharnée à conserver dans les affaires  intérieures de ces pays après les prétendues indépendances. Et c’est particulièrement vrai de la Côte d’Ivoire où, du fait de la longévité d’Houphouët, la duperie s’était poursuivie trente années durant. D’où la gravité particulière de l’interminable crise ivoirienne.


Ces vérités devaient être rappelées à l’heure où certains de nos compatriotes semblent persuadés que le changement d’homme qui vient de se produire à la tête de l’Etat français annonce un renversement de l’attitude de la France vis-à-vis de la Côte d’Ivoire. Certes, le 6 mai, les Français nous ont débarrassés d’un homme contre lequel nous avions quelques griefs et dont eux-mêmes, pour des raisons bien différentes, avaient plein le dos… Mais Sarkozy n’est pas l’inventeur de la politique qu’il faisait chez nous ; il ne faisait qu’y continuer la politique de tous ses prédécesseurs… Je dis bien tous. Car il ne faut pas rêver : François Hollande, si cela ne devait dépendre que de lui – et même en dilatant ce « lui » jusqu’à y inclure tous ses amis « socialistes » – ne fera pas en Côte d’Ivoire une autre politique que celle que son prédécesseur y faisait. Il suffit de se rappeler ce qu’il disait sur RTL, à propos de la Côte d’Ivoire, le 22 décembre 2010 :


"La Côte d’Ivoire vit une tragédie. Celle d’avoir organisé un processus électoral dont le dénouement lui est volé. C’est grave pour la démocratie en général ; c’est terrible pour l’un des plus éminents pays du continent africain. L’ONU avait donné des garanties sur le bon déroulement du scrutin. Elle paraît hélas incapable d’assurer, au-delà de la proclamation du vainqueur, son installation dans le fauteuil présidentiel.
La faute est d’abord celle de Laurent Gbagbo et de son système. Héritier d’un processus électoral contesté, il a, pendant 10 ans, dirigé son pays sans légitimité démocratique, autre que celle de sa première élection. Certes, il a affronté une rébellion dans le Nord. Certes, il a connu lui-même la violence. Certes, il fut un opposant courageux à Houphouët-Boigny, quand celui-ci présidait la Côte d’Ivoire sous un régime de parti unique.
Mais rien ne pouvait justifier qu’il puisse utiliser le thème de l’"ivoirité" pour écarter pendant des années son rival. Rien ne pouvait expliquer, sauf la peur d’être lui-même renversé, le recours à des milices ou à des commandos pour terroriser ses adversaires. Rien ne pouvait commander au nom de l’habileté, dont il était, paraît-il, passé maître, l’instrumentalisation des difficultés de son pays pour reporter une élection présidentielle tant de fois entrevue. Et je n'oublie pas les opérations qu'il a menées contre les troupes françaises qui étaient là au nom de l'ONU pour séparer les belligérants. Toutes ces raisons font que, comme Premier secrétaire du Parti socialiste en 2004, j’ai considéré que Laurent Gbagbo était devenu "infréquentable". Il est dommage que certains, y compris au PS, ne s’en soient pas rendu compte suffisamment tôt et aient continué à lui prodiguer encore récemment je ne sais quel signe de cordialité, pour ne pas dire de soutien. Du côté de l’Elysée, comme du gouvernement, il y a eu sûrement la tentation de négocier et de parvenir, par je ne sais quel compromis, à une forme de tolérance mutuelle. Et il faut bien le dire, le scrutin du mois de novembre dernier a pu donner des raisons d’espérer en une issue paisible. C’était mal comprendre que Gbagbo, comme hélas d’autres chefs d’Etat en Afrique, a instauré un système fait d’arrangements commerciaux, financiers, politiques, d’utilisation du clanisme, du communautarisme voire de la religion."

 

Dans une autre interview qu'il donna à Jeune Afrique le 15 août 2011, le caractère schématique et réducteur de cette position est encore plus évident :

 

"[Gbagbo] s'était mis en marge d'un processus démocratique qu'il avait pourtant accepté. Il a entravé la proclamation des résultats et empêché le président élu de s'installer au pouvoir ; il s'était mis hors jeu. [...] Dès octobre 2004, j'ai considéré que Laurent Gbagbo avait transgressé un certain nombre de principes, et le fait qu'il avait des engagements socialistes me heurtait encore davantage. J'ai donc considéré que la meilleure position pour le Parti socialiste était de prendre ses distances avec lui. La suite des événements m'a donné raison."


Que nous disent ces phrases énoncées sur ce ton péremptoire, avec cette  arrogance et ce sentiment d’omniscience typiques des politiciens français de droite ou de cette « gôche » se disant socialiste quand ils discourent des choses africaines ? Premièrement, que François Hollande, alors seulement candidat à la présidence de la République française, pensait et parlait comme Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin ou Jacques Chirac. Il y a des relents d’un fameux « discours de Dakar » dans cet empilement désinvolte de contrevérités… Deuxièmement, que l’actuel président de la République française ignorait (ou, si vous préférez, il feignait de les ignorer ; mais quant à moi, je suis sûr qu’il les ignore vraiment) les choses dont il parlait. Et c’est d’ailleurs notre principal problème avec ces gens : ceux qui ont la charge d’organiser les relations de la France avec nous sont peut-être ceux qui sont les moins faits pour comprendre ce que nous sommes vraiment et ce que nous voulons. Enfin, il y a aussi dans ces paroles un vrai déni de responsabilité. En effet, à entendre F. Hollande, la France n’aurait absolument aucune part dans le formidable amoncellement de causes en amont de cette crise, non plus que dans la multiplication, depuis son éclatement au grand jour, des obstacles à une solution nationale et sans interférences étrangères. Mais qui peut croire que la France ne s’est ingérée dans cette crise, au risque de s’y embourber, que pour des raisons humanitaires et seulement parce que l’Onu l’en a priée ?


Avant d’aller plus avant, une précision : il va sans dire, n’est-ce pas ?, que ce n’est pas au président d’un pays étranger, même s’il s’agit de l’ancienne puissance colonisatrice, que nous attendons la solution de la crise ivoirienne. Mais il n’y aura pas de solution à cette crise tant que toute la lumière ne sera IMG 0045pas faite sur les agissements de la France en Côte d’Ivoire depuis 1959, l’année où Jacques Foccart en prit la direction effective sous le masque d’Houphouët, jusqu’à la journée tragique du 11 avril 2011… On dit : « crise ivoirienne » ; on devrait plutôt dire : « crise des relations franco-ivoiriennes ». Nous n’attendons pas la solution de notre problème de la France, mais nous devons exiger de la France qu’elle assume courageusement sa part de responsabilité dans les malheurs de notre patrie.


Cette précision faite, examinons plus en détail la position de F. Hollande vis-à-vis de la situation politique en Côte d’Ivoire telle qu’on peut la déduire de son interview sur Rtl que la presse collaboratrice s’est empressée de reproduire le lendemain de son élection.


La « tragédie de la Côte d’Ivoire », ce n’est pas d’avoir « organisé un processus électoral dont le dénouement lui a été volé », mais d’avoir été victime d’une tentative de coup d’Etat fomenté depuis le Burkina Faso et soutenu par …des forces obscures, sans que la France à laquelle elle était liée par des accords de défense très explicites ne vole à son secours. Et cette non intervention, qui rappelait celle de décembre 1999, laissait soupçonner que peut-être la France aussi trouvait son compte dans ces violences réitérées contre les autorités et les institutions légitimes de la Côte d’Ivoire. On ne peut pas parler des événements consécutifs à la proclamation frauduleuse de résultats supposés du scrutin du 28 novembre 2010 comme si depuis l’élection de Laurent Gbagbo en 2000 jusqu’à ce 3 décembre 2010, il ne s’était rien passé d’autre en Côte d’Ivoire. Or c’est exactement ce que fait ici F. Hollande. Et, je le répète, pour ma part, j’aime mieux que ce soit par ignorance plutôt que par calcul. Ce qu’on ignore, on peut toujours l’apprendre quelque jour, pourvu qu’on le veuille…


« Héritier, affirme F. Hollande, d’un processus électoral contesté, [Laurent Gbagbo aurait], pendant 10 ans, dirigé son pays sans légitimité démocratique, autre que celle de sa première élection. » Contesté par qui ? Contesté pour quel motif ? Je doute que F. Hollande le sache vraiment ou, même, qu’il se soucie vraiment de le savoir. A ce socialiste de tendance incolore, peu importe sans doute qu’en 2000, les Ivoiriens aient préféré Laurent Gbagbo au général putschiste Robert Guéi qui, pendant les dix mois qu’il est resté au pouvoir, avait amplement fait la preuve de son incapacité. Peu lui importe sans doute aussi que Gbagbo ait aussitôt appelé au gouvernement tous les partis, y compris le parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci) de Bédié et le Rassemblement des républicains (Rdr) de Ouattara. Peu lui importe enfin que même après le 19 septembre, Gbagbo ait manifesté cette extraordinaire volonté d’apaisement en acceptant l’entrée de ministres issus de la rébellion dans son gouvernement, au risque de s’en trouver littéralement paralysé !


C’est une inqualifiable malhonnêteté d’attacher le nom de Gbagbo à l’"ivoirité" alors qu’il n’a absolument rien à voir avec l’invention de ce concept. Et surtout, ce n’est pas lui qui l’a utilisé « pendant des années pour écarter son rival ». Quand F. Hollande proférait cette contrevérité, la scène ivoirienne offrait en spectacle au monde une espèce de monstre politique à trois têtes associant Bédié, l’inventeur de l’"ivoirité", Ouattara qui a comparé le putsch de décembre 1999 – dont il se croyait le bénéficiaire désigné – à une « révolution des œillets » et Soro, le chef apparent des assassins du 19 septembre 2002. Mais F. Hollande, lui, n’y a vu que Laurent Gbagbo, « [sa] peur d’être lui-même renversé, [son] recours à des milices ou à des commandos pour terroriser ses adversaires », alors même qu’il serait bien en peine de prouver ces imputations diffamatoires.


Laurent Gbagbo aurait « mené des opérations contre l’armée française ». C’est sans doute une allusion aux 9 soldats français tués à Bouaké, d’après la version la plus avantageuse pour la France, suite à un raid de l’aviation ivoirienne. Neuf morts, ou même un seul, on aimerait mieux ne pas avoir eu à le déplorer. Mais, avant et depuis ce tragique accident, combien d’Ivoiriens désarmés ont été massacrés impunément par des militaires français ? Nous les avons vus à l’œuvre le 4 novembre 2004 devant l’hôtel Ivoire et sur le pont Charles de Gaulle ; puis encore dans tout Abidjan en mars-avril 2011. Pas F. Hollande ? Si, bien sûr. Et la morale qu’il en tirait était déjà tout à fait digne d’un bon président de la République française (ce n'est d'ailleurs pas un reproche; juste un constat) :  

 

"Ils ont une mission. S’ils sentent qu’ils sont agressés, ils ont la possibilité d’une légitime défense. Je pense aussi aux français qui sont là-bas, je ne parle pas simplement des militaires, je parle des civils, de ceux qui ont une activité commerciale, économique voire même familiale ; c’est ceux-là aussi qu’il faut protéger. Il faut toujours être sur ces affaires-là, comme sur les autres, sérieux et responsable. Il faut faire attention, il faut faire attention que la population française sur place ne soit pas utilisée, Gbagbo l’a déjà fait en 2004 précisément…"


Les temps, dit-on, ont changé. Les temps peut-être, mais quid des acteurs de la politique africaine de la France ? Du temps d’Edwige Avice, ils se défaussaient de leurs responsabilités sur de soi-disant chefs vénérables et intouchables dont ils avaient eux-mêmes construit et doré la légende. Aujourd’hui, ils s’inventent de prétendus monstres afin de justifier leurs exactions et pour se donner bonne conscience après coup. L’intention est la même, mais nous ne sommes plus dupes. Tel est le vrai signe de ces temps. Le vrai changement, c’est nous. Ne nous laissons pas distraire par le chant de toutes ces sirènes qui nous assiègent depuis le soir du 6 mai 2012.


Marcel Amondji

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28 avril 2012 6 28 /04 /avril /2012 22:35

BAMAKO, 8 JUILLET 1961

SOUVENIRS D’UN PREMIER JOUR D’EXIL


Dimanche 8 juillet 1961, tôt le matin, le vol UTA Paris-Abidjan se pose exceptionnellement à Bamako pour permettre à l’unique passager voltaïque d’y prendre sa correspondance pour Ouagadougou. Tous les autres passagers se rendaient à Abidjan. Parmi eux, trois étudiants ivoiriens : Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma. Arrêtés la veille, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, ils avaient été embarqués de force pour Abidjan comme s’il s’agissait de dangereux criminels dont il fallait de toute urgence débarrasser la France.
Cette escale de Bamako était une véritable aubaine. Dès que j’en fus informé, peu après mon embarquement mouvementé, je pris la décision de ne pas aller plus loin et de demander l’asile politique aux autorités maliennes. Il me fallut ensuite toute la nuit pour essayer de convaincre mes deux camarades d’en faire autant. Compte tenu de l’hostilité générale des autres passagers – l’étudiant voltaïque excepté – et de quelques membres de l’équipage à notre égard, je n’excluais pas, au cas où on voudrait, comme lors de l’escale de Marseille, me retenir dans l’avion pendant la durée de l’escale, de créer un incident afin de provoquer l’intervention des autorités de l’aéroport. L’un de mes compagnons d’infortune, Mory Doumbia, accepta de m’y aider, alors que lui-même n’envisageait pas encore de choisir la liberté. Il s’y décidera cependant un peu avant l’atterrissage à Bamako. Toujours dans l’hypothèse d’une tentative de rétention forcée dans l’avion, je confiai à l’étudiant voltaïque, mon voisin, mon arrêté d’expulsion en marge duquel j’avais griffonné ma demande d’asile politique (Photo). Il devait le remettre aux autorités aéroportuaires au cas moi-même j’en serais empêché. Rien ne devait être négligé pour renforcer les chances de succès de la petite échauffourée que nous avions prévue, Mory Doumbia et moi, au cas où…

arrete-d-expulsion_01.JPG

Toutes ces précautions étaient parfaitement justifiées, même si, finalement, elles s’avérèrent inutiles. En effet, lorsque l’avion s’est posé, le steward qui distribuait les bons de consommation aux passagers en transit me demanda si j’en voulais aussi un. C’était une manière détournée de me faire dire que je n’avais pas l’intention de continuer le voyage. Je lui répondis avec un peu d’agacement qu’étant en transit, j’avais droit à un bon comme tout le monde. Il m’en donna un sans insister. Mais, au moment d’emprunter la passerelle sur le palier de laquelle tout l’équipage s’était aligné comme pour une revue, j’entendis distinctement le deuxième personnage de la file demander au premier : « Et ceux-là aussi on les laisse descendre ? » A quoi le premier, sans doute le commandant de bord, répondit : « Et pourquoi pas ? » Je compris alors que la première partie de notre plan se déroulerait sans difficulté.
Une fois dans l’aérogare, nous nous dirigeâmes d’un pas vif vers le commissariat. Nous abordâmes d’abord un planton qui nous appris que le commissaire était allé à Bamako, qu'il n’était pas encore revenu, mais qu’il ne tarderait pas. Pendant que nous devisions avec le planton, nous remarquâmes un toubab, vêtu comme l’étaient les administrateurs coloniaux, qui manifestement s’intéressait beaucoup à nos faits et gestes. Par jeu, je demandai au planton si ce personnage n’était pas le commissaire que nous attendions. « Han, répondit le brave homme avec un sourire malicieux, ça là, ici c’est fini maintenant ! »
Sur ce, le vrai commissaire arriva. C’était un homme de notre âge, à l’air ouvert, et cette apparition dissipa toutes les craintes que nous pouvions encore avoir. Tandis que nous lui exposions notre affaire, le toubab galonné – en fait le chef d’escale d’UTA et, probablement, un agent de Foccart comme celui qui m’avait réceptionné la veille à Orly (toutes choses que je n’ai sues évidemment que bien plus tard, à la faveur de la fameuse affaire Ben Barka qui révéla la vraie fonction et le rôle de ce triste personnage) – qui n’avait pas cessé de tourner autour de nous, s’approcha pour dire : « Monsieur le commissaire, je voudrais avertir ces jeunes gens que s’ils ne remontent pas dans cet avion, ils perdront le bénéfice de leur titre de transport. » Le commissaire ne parut pas entendre l’avertissement ; d’ailleurs ce n’était pas vraiment à lui que notre homme s’adressait, mais à nous ; aussi me chargeai-je de lui répondre : « Rassurez-vous, monsieur. Si demain ou dans un mois nous décidions d’aller à Abidjan, on nous paierait le voyage en première classe ! »
Le commissaire téléphona à Bamako pour informer ses supérieurs qui donnèrent leur accord. Ce qui acheva de convaincre notre camarade Mémel Kébé, qui hésitait encore à choisir la liberté. Et lui aussi décida de s’arrêter à Bamako.
Le commissaire ordonna sèchement à l’homme d’UTA de faire descendre nos bagages de l’avion. Puis il nous conduisit lui-même dans sa voiture jusqu’au bureau du chef de la sûreté, au centre de Bamako. Oumar Boré – c’était son nom – nous accueillit sur le seuil de son modeste bureau par un sympathique « Salut, camarades ! » qui acheva de nous tranquilliser quant aux dispositions des autorités maliennes à notre égard.
Le jour même, ou le lendemain, je ne me souviens plus très bien, Oumar Boré nous mena voir le ministre de l’Intérieur, Madeira Kéita, dont le nom m’était déjà bien connu car il était lié à l’histoire tourmentée des commencements du Rassemblement démocratique africain (RDA), singulièrement celle de sa section guinéenne dont il avait été l’un des fondateurs et le principal animateur jusqu’à ce que le gouverneur Paul-Henri Siriex, le Péchoux de Conakry, qui deviendra l’hagiographe d’Houphouët, le « réduise à la misère », ainsi qu’il s’en vantera dans un de ses livres. L’accueil de Madeira Kéita fut aussi cordial que celui du camarade Oumar Boré. Il nous offrit même à déjeuner ce jour-là dans le plus grand hôtel de Bamako.
Il était clair que le pays où nous avions atterri était un pays vraiment libre, le genre de pays qui hantait nos propres rêves depuis tant d’années, tandis qu’Houphouët s’obstinait à vouloir maintenir notre patrie dans un statut de perpétuelle dépendance vis-à-vis de la France…
La suite de notre séjour à Bamako confirmera sans cesse cette première impression.
La suite, c’est aussi bien l’image de ce jeune capitaine Amadou Sanogo, le chef du conseil national pour le redressement de la démocratie et de la restauration de l’Etat (CNRDRE), donnant une conférence de presse… en malinké, comme disait le commentateur français ou francophone qui, manifestement, n’en revenait pas de voir un officier malien lire devant un parterre de journalistes et de fonctionnaires maliens, un document officiel rédigé dans la langue de leurs ancêtres.
Un demi siècle après ma découverte émerveillée de ce pays et de ce peuple, le spectacle de ce jeune soldat littéralement assiégé par le syndicat des chefs d’Etat fantoches, mais qui leur tenait vaillamment tête, c’était comme un retour vers ces commencements difficiles mais tellement prometteurs, si prometteurs qu’ils étaient insupportables à ceux qui n’ont jamais voulu d’Etats noirs capables de voler de leurs propres ailes, ni de peuples noirs capables de rêver et de réaliser leurs propres rêves. Et, le 19 novembre 1968, ils mirent brutalement fin à l’immense effort de ce peuple pour s’affranchir et pour progresser, à son espérance, en capturant traîtreusement ces chefs exemplaires que nous avons vus en chair et en os ce 8 juillet 1961, ou que nous apercevrons quelques jours plus tard, de loin, de trop loin, depuis le cœur de la foule immense et éperdue de reconnaissance qui les acclamait au stade de Bamako, le jour du premier anniversaire de la résurrection du Mali.


Vous voulez connaître le secret de cette belle continuité ? Ecoutez :


« La démarche, les choix, la stratégie et les moyens mis en œuvre pour tenter de réaliser ce que l'US-RDA a désigné par l'expression « faire le bonheur maximum, du maximum de Maliens dans le mi-nimum de temps » étaient justes. Les résultats acquis ont dépassé les attentes. Encore aujourd'hui on s'en étonne. La direction et les cadres honnêtes savaient la nature et la taille des difficultés qu'ils af-frontaient. Ils étaient comme les combattants qui se sont opposés à la pénétration coloniale avec des sabres et des flèches alors que les envahisseurs avaient de puissantes armes sophistiquées : mitrailleuses, canons, grenades, etc. L'Histoire a enregistré que ceux-là ont été momentanément battus. Ce n'est pas tant qu'ils aient commis des erreurs. Bien au contraire, ils ont fait montre de génie au combat. Leur tradition n'a jamais été abandonnée. L'US-RDA en a été le meilleur continuateur. Ses victoires furent les leurs. Sa défaite qui ressemble étrangement à la leur, elle aussi, est due moins à des erreurs, qu'à l'inégalité des forces. Elle aussi, sera suivie – In chah Allah –, de victoires ultérieures que la génération actuelle et les générations futures remporteront pour le bonheur du peuple malien. L'US-RDA a permis à une génération de faire son devoir avec honneur et de sortir par la grande porte – debout en face de la trahison domestique aux ordres du néocolonialisme. C'est pourquoi dans l'imaginaire du peuple malien, le président Modibo Kéita et son équipe jouissent d'un profond respect et d'une sincère gratitude, qui s'accroissent de jour en jour. »
(Amadou Seydou Traoré : « L’expérience malienne d’édification socialiste (1960-1968) », in Francis Arzalier (sous la direction de) : « Expériences socialistes en Afrique 1960-1990 ». Le Temps des Cerises 2010 ; pp. 95-126).


Le secret du Mali ? Eh ! bien, c’est d’être, au contraire de la Côte d’Ivoire par exemple, un pays qui, dès le premier jour de son indépendance, s’est totalement débarrassé des stigmates de l’emprise coloniale française. Il s’en est si bien débarrassé que toutes les tentatives ultérieures d’y restaurer le colonialisme en le couvrant de masques divers et variés, ont régulièrement échoué. Comme échoueront certainement les actuelles manigances de la Cedeao et d’autres pêcheurs en eaux troubles pour briser la dynamique du mouvement du 22 mars 2012.
Marcel Amondji


annexe


Pour illustrer ces vieux souvenirs que l’acte du capitaine Amadou Sanogo et ses compagnons a réveillés en moi, voici le texte de protestation que, enhardi par la bienveillance dont nous étions l’objet de la part de nos hôtes maliens, j’ai adressé depuis Bamako à nos camarades, à Paris, pour être publié dans « Kô-Moë », l’organe de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (Ugeci). Si j’en juge d’après l’accueil que nos camarades ont fait à ce texte, ce n’était pas seulement le cri vengeur d’un individu, mais le reflet de l’état d’esprit qui dominait parmi les étudiants ivoiriens de ce temps-là.
M. A.


CHASSE AUX SORCIERES EN COTE D’IVOIRE

 

Le 7 juillet 1961, trois étudiants ivoiriens, Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma, ce dernier ancien président de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI, 1959-1960), sont arrêtés, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, et placés de force à bord de l’avion Paris-Abidjan. Roger Frey, ministre gaulliste de l’Intérieur, a signé l’ordre d’expulsion au moment même où Houphouët et son gouvernement se trouvaient à Paris. Le 8 juillet, Abdoulaye Fadiga, ancien président de l’UGECI (1958-1959) et ancien vice-président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) est arrêté à son tour. Ce même 8 juillet, la police fait le siège de la Résidence des étudiants des Etats d’Afrique occidentale, boulevard Poniatowski, et de la Maison des étudiants ivoiriens, boulevard de la Gare, à la recherche des autres étudiants qu’Houphouët avait désignés à Roger Frey pour être arrêtés et livrés à ses geôliers. En tout une quinzaine d’étudiants ont été affectés par ces mesures. Dix furent effectivement transférés et incarcérés à Abidjan. Trois se réfugièrent au Mali, et deux autres on ne sait où. Quant au président en exercice de l’UGECI, Désiré Tanoé, il avait quitté Paris avant le coup de filet de la police française agissant sur demande d’Houphouët, et c’est à Abidjan que la police d’Houphouët le rechercha pendant vingt jours sans réussir à le prendre. Enfin, une semaine après cette vague d’arrestations, le parquet d’Abidjan lança des mandats d’arrêt internationaux contre les rescapés, avec cette imputation :
« Inculpé d’avoir en France et Abidjan (Côte d’Ivoire) courant 1959-60-61 commis des actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves, à jeter le discrédit sur les institutions politiques ou leur fonctionnement, à enfreindre les lois du pays. Faits prévus par l’article 91 du code pénal. »
Tels sont les faits. On peut se demander pourquoi, alors que les premiers faits se seraient produits en 1959, la répression n’a été déclenchée que le 7 juillet 1961 ? A cette question, les autorités françaises et ivoiriennes se sont empressées de donner par avance des réponses où le mensonge le dispute à l’effronterie.
Selon Roger Frey, la présence des quinze étudiants expulsés était « susceptible de troubler l’ordre public » en France. La France de Roger Frey est ce pays où chaque jour dix à vingt engins explosent, et où les mitraillettes crépitent à longueur de nuit sans que la police, si prompte à arrêter des innocents, ne fasse rien contre les plastiqueurs de l’OAS. La vérité, c’est que Roger Frey n’a aucun souci de la tranquillité de la VRAIE France, celle qui aspire à la paix et à l’amitié avec tous les peuples, y compris celui de la Côte d’Ivoire, et au nom de qui, cependant, on commet tous les crimes, en Algérie notamment. La vérité, c’est aussi que Roger Frey n’a pris une telle mesure à l’encontre des étudiants ivoiriens que parce que, à travers eux, il a voulu frapper tous ceux qui, en France, ne pensent pas comme lui et son maître. La vérité, enfin, c’est que Roger Frey et Houphouët ont le même intérêt, celui des impérialistes qui les emploient, à museler le camp de la démocratie et de la liberté en France et en Côte d’Ivoire. L’expulsion de quinze étudiants ivoiriens du territoire français fait partie du plan impérialiste d’anéantissement des forces qui luttent pour la libération des peuples sous domination coloniale et néocoloniale. Voilà la vérité. Elle n’est pas favorable à Roger Frey et à ses maîtres ; aussi préfère-t-il mentir.
Pour Philippe Yacé, le reproche n’est pas d’être un menteur, car tout son personnage, jusqu’à sa réussite politique, n’est qu’un mensonge. Nous lui reprochons de ne pas savoir mentir ; de ne pas mentir avec assez d’adresse. Ainsi, lors de son interview du 16 juillet 1961, il feignait de croire que les quinze étudiants expulsés ne l’avaient pas été à la demande expresse du gouvernement ivoirien. Quand on sait que Philippe Yacé, président de l’Assemblée nationale, n’est dans le système qu’une espèce de faire-valoir sans responsabilités et sans pouvoirs, on peut comprendre à la rigueur qu’il ne soit pas au courant des tractations en cours depuis deux ans, et qui ont finalement abouti à la forfaiture de Roger Frey. Mais, au moment où il répondait aux journalistes, plusieurs étudiants étaient déjà en prison. Peut-il expliquer pourquoi un étudiant expulsé de France doit-il être automatiquement conduit en prison par la police de la République indépendante de Côte d’Ivoire ? En vertu de quelle loi, Monsieur le président du corps législatif ?
Philippe Yacé dit encore, parlant de nos camarades martyrs, qu’ils s’agit d’hommes aigris parce qu’ils n’ont pas trouvé de satisfactions à leurs ambitions démesurées. Ce n’est pas la première fois qu’un Philippe Yacé insulte des hommes à terre ; et nous savons ce que valent les insultes d’un tel homme. Quant à notre ambition, un Philippe Yacé ne peut pas savoir combien elle est démesurée en effet ! Notre ambition est à la mesure de ce que nous sommes capables d’endurer pour aider notre peuple dans sa lutte pour se libérer du joug impérialiste. Un Philippe Yacé peut-il le comprendre, lui qui a fait du pouvoir un objet de trafic, de la représentation populaire et du suffrage universel de tristes parodies de ce qu’ils devraient être, de la souveraineté nationale un objet de négoce ? S’il nous faut des juges, nous en appelons aux anciens prisonniers de Bassam qui se souviennent. Il doit bien en rester quelque part ! Quant à vous, président Yacé, nous vous récusons !
Lorsque ces messieurs s’engagent dans une voie, il leur est en général difficile d’en sortir. Ils s’y enfoncent toujours plus avant, jusqu’à ce que le ridicule et la honte de leur situation apparaissent à tous, y compris les plus crédules. C’est ainsi qu’Houphouët lui-même a cru devoir ajouter sa part au monceau de calomnies déjà déversées sur le compte des étudiants patriotes. A l’en croire, il ne s’agirait que d’une « poignée d’individus obéissant à des ordres venus de l’étranger ». Il assure que la majorité des étudiants lui font confiance et qu’il s’en réjouit… Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants qui attendent tout d’Houphouët. Tout, c’est-à-dire la possibilité de participer au pillage du peuple ivoirien en menant la vie parasitaire qu’aiment les paresseux et les vauriens. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables d’apposer leur signature au bas d’une feuille vierge, et de remettre cette feuille à Houphouët en guise de candidature à la députation. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables de vendre leur père et leur mère afin d’acquérir le privilège de grignoter les miettes abandonnées par les impérialistes après leurs festins. Nous savons combien ils sont, et qu’on les recrute non à l’UGECI, mais au sein de l’association fantoche créée par Houphouët, le 17 janvier 1960, sur la base du régionalisme, et par les moyens habituels de la corruption. Ces étudiants-là sont déjà pourris. Nous les avons chassés de nos rangs, et nous les avons dénoncés devant notre peuple qui les a rejetés avec mépris. Que leur restait-il à faire pour satisfaire leurs ambitions dérisoires, sinon se vouer au culte du corrupteur en chef de la jeunesse ivoirienne, Houphouët-Boigny ! Grâce à ces étudiants-là, et grâce à Houphouët, notre peuple n’ignore plus que la majorité de ses étudiants ont fait échec aux tentatives de corruption des impérialistes et de leurs valets, et se consacrent totalement, malgré les risques innombrables, à la cause de l’indépendance véritable de la Côte d’Ivoire. En effet, l’UGECI, ce n’est pas « une poignée d’individus », mais tous les étudiants ivoiriens conscients de leurs responsabilités, et qui sont prêts à sacrifier jusqu’à leur vie dans l’intérêt du peuple ivoirien et de tous les peuples frères d’Afrique.
Craignant que les mensonges officiels ne prennent pas, on a fait courir dans les rues et les marchés, les cours et les bureaux, divers bruits savamment orchestrés, afin de discréditer les étudiants patriotes auprès des masses dont la sympathie leur est acquise depuis longtemps. Notamment, on a fait dire que l’UGECI avait un plan de sabotage des fêtes de l’indépendance.
A ce propos, il faut d’abord que nous précisions une fois encore notre position vis-à-vis de l’indépendance de la Côte d’Ivoire : l’indépendance proclamée par Houphouët le 7 août 1960 est vide de tout contenu réel. Loin d’abroger le régime colonial, Houphouët s’est au contraire ingénié à le consolider par une foule de mesures favorables aux colonialistes, mais qui sont, par voie de conséquence, incompatibles avec la souveraineté nationale. Telle est la position de l’UGECI sur la question de l’indépendance. Cependant, nous considérons le 7 août comme la fête nationale de notre peuple, car c’est la lutte opiniâtre du peuple ivoirien qui a forcé Houphouët à accepter l’indépendance, même si ce traître a vidé cette indépendance de son contenu. De toutes les façons, le 7 août est pour le peuple en lutte une occasion d’exprimer son désir de liberté. Houphouët peut toujours s’efforcer de maquiller la vérité par l’étalement d’un faste imbécile ; il ne peut pas empêcher la vérité d’être la vérité. Tôt ou tard elle éclatera dans toute sa nudité, et le 7 août cessera d’être cette attristante mascarade pour devenir la fête de la véritable indépendance du peuple ivoirien.
Qui peut vouloir saboter cette fête ? Certainement pas ceux qui, avec le peuple depuis 1946, ont lutté pour que notre pays soit libre, et qui ont forcé Houphouët à accepter l’indépendance en 1960. Certainement pas les étudiants patriotes membres de l’UGECI. Ceux qui sabotent la fête du 7 août sont ceux qui, Houphouët en tête, essayent par tous les moyens de lui donner une autre signification que celle qu’elle devrait avoir. Houphouët voudrait faire du 7 août un triomphe personnel ; c’est cela qui s’appelle « saboter la fête de l’indépendance » ! Quant aux étudiants, ils ont trop de respect pour le peuple et pour sa lutte. Le 7 août est pour eux comme pour le peuple un jour de liesse, à cause du chemin déjà parcouru vers la libération totale ; et un jour de réflexion, à cause du chemin qui reste à parcourir.
On a fait dire aussi que lors d’une conférence publique d’Houphouët à Paris, les étudiants patriotes de l’UGECI auraient chahuté le malheureux grand homme. Mais, à Paris, Houphouët n’a donné qu’une conférence de presse où même les journalistes étaient triés sur le volet afin qu’il ne trouve en face de lui que de zélés serviteurs de l’impérialisme comme lui-même.
On a fait dire encore que les étudiants patriotes avaient fait un plan pour assassiner Houphouët. C’est un refrain connu depuis l’affaire de notre camarade Harris Mémel Fotê. On sait comment, à l’époque, cette accusation dut être abandonnée avant même que ne commence l’instruction. Aujourd’hui, cette accusation est reléguée au rang d’un ragot que l’on fait courir afin d’impressionner l’opinion publique, et tenter de l’exciter contre les étudiants patriotes. Le mensonge n’en est que plus grossier. Les étudiants patriotes n’attendent pas la libération de la Côte d’Ivoire de la mort violente ou naturelle d’Houphouët, mais de la lutte du peuple tout entier, du vivant même d’Houphouët et malgré l’appareil de répression mis en place par lui et ses complices de l’Elysée. Aussi, dans notre programme, nous n’avons pas inscrit l’assassinat d’Houphouët, mais l‘éducation et l’organisation du peuple en vue de rendre plus efficace sa lutte contre les impérialistes et contre les traîtres.
Le dernier bruit fait état de l’arrestation d’un des fils d’Houphouët dans le cadre de la répression contre l’UGECI. Ainsi, l’un des fils d’Houphouët serait assez patriote pour faire cause commune avec nous au moment où son père tente de détruire notre association ! Ce n’est pas impossible ; et si c’est vrai, nous saluons l’étudiant Houphouët pour son courage, et nous l’appelons à poursuivre la lutte avec nous. Mais ce bruit pourrait avoir un autre but et servir à couvrir une manœuvre cynique. Il faut dénoncer cette manœuvre quel qu’en soit le fondement. Qu’un fils d’Houphouët prenne le parti des masses populaires contre son propre père, c’est un fait dont Houphouët ne peut pas tirer gloire. Qu’Houphouët fasse arrêter son propre fils pour délit de patriotisme, c’est un fait qui ne doit étonner personne. Rien n’arrête les traîtres : ils vendraient père, mère et enfants pour obtenir le salaire le plus dérisoire. Mais l’arrestation éventuelle d’un des fils d’Houphouët change-t-elle quelque chose au problème posé ? Nous sommes contre toute arrestation de citoyens pour délit d’opinion. Le citoyen peut s’appeler Kouassi ou Houphouët, c’est la même chose ; le même abus de pouvoir. L’arrestation d’un des fils d’Houphouët, si le bruit qui court n’est pas faux, n’excuse pas la détention des dix autres étudiants ivoiriens qui sont, eux, non pas à Yamoussoukro dans une villa tout confort, mais à la prison civile d’Abidjan ; elle prouve seulement que l’opposition à la politique de trahison d’Houphouët a gagné son propre foyer.
Pour établir la vérité sur l’affaire des étudiants patriotes, et montrer les véritables mobiles d’Houphouët, il nous faut maintenant situer l’un et les autres par rapport aux intérêts véritables du peuple ivoirien. Houphouët a cessé, depuis 1950, de respecter le mandat que le peuple lui avait confié en 1945. Depuis 1950, il a adopté la tendance au compromis avec nos ennemis comme doctrine politique, et cela l’a conduit peu à peu à abandonner purement et simplement la cause des masses populaires. Au contraire, il a apporté, à partir de 1956, toute son aide aux impérialistes français à la recherche d’un nouveau mode de colonisation. De 1956 à 1959, comme membre des gouvernements français les plus réactionnaires, il a participé à tous les complots des impérialistes français contre les peuples d’Afrique en général, et celui de la Côte d’Ivoire en particulier. Aujourd’hui, grâce à lui, la Côte d’Ivoire est plus colonisée qu’aux temps des anciens gouverneurs. Les conséquences de cette politique sont faciles à deviner : à travers Houphouët, ce sont les gros patrons des entreprises colonialistes qui détiennent le véritable pouvoir. Il y a des ministres ivoiriens, mais ce sont leurs directeurs de cabinet, tous des Français, qui sont le véritable gouvernement. Toutes les institutions nationales sont placées en fait sous le contrôle direct et permanent des impérialistes français. L’Assemblée nationale, dont les membres sont pourris de dettes, n’est qu’une succursale de la chambre de commerce d’Abidjan. La police et l’armée, dirigées par des Français, sont au service exclusif des intérêts impérialistes de la France. En vérité, malgré les grands airs qu’il se donne, Houphouët n’est au pouvoir que d’une manière fictive. Il préside, mais c’est au pillage de notre peuple par les impérialistes français. Son rôle, aujourd’hui – et Dieu sait s’il y excelle ! –, c’est d’endormir le peuple pour le rendre toujours plus docile. Mais il sent bien qu’endormir le peuple devient une tâche de plus en plus difficile à mesure que se développe l’opposition au sein de la jeunesse et, en particulier, au sein de la jeunesse estudiantine. C’est pourquoi il sévit contre les étudiants et contre les instituteurs. Telle est la vérité sur Houphouët ; vérité que le peuple tout entier ne tardera pas à connaître.
Quant aux étudiants patriotes qu’Houphouët a fait jeter en prison, ils n’ont jamais cessé d’être aux côtés du peuple en lutte pour sa libération du joug colonialiste. Alliés d’Houphouët quand le PDCI était un parti national et Houphouët un patriote, ils durent combattre sur deux fronts après sa trahison : contre les colonialistes d’une part ; et d’autre part contre la clique des traîtres conduits par Houphouët. C’est cette lutte qui se poursuit et qui se poursuivra malgré la répression impitoyable dont nous sommes les victimes depuis 1958.
Nous avons une devise : « Dire la vérité, combattre l’injustice ». Quoi qu’il en coûte. L’affaire Harris Mémel Fotê, ancien président de l’UGECI (1957-1958), actuellement professeur de philosophie au lycée d’Abidjan ; et l’affaire de nos camarades martyrs d’aujourd’hui, sont les indicateurs à la fois des difficultés innombrables qui nous attendent, et de notre détermination à lutter malgré tout aux côtés de notre héroïque peuple. Car, loin de nous décourager, la répression décuple nos forces et rapproche le moment de notre victoire.
Quelques personnes s’imaginent qu’Houphouët est invincible et qu’il est périlleux de vouloir combattre sa politique de trahison. Mais, en réalité, ce qui ressemble à de la puissance n’est que faiblesse aux yeux de qui prend la peine de réfléchir avant de juger les faits et les hommes. Certes, Houphouët est très puissant aujourd’hui ; mais contre qui exerce-t-il sa puissance, et dans l’intérêt de qui ? Nous savons – et tout le monde sait – qu’Houphouët, tout comme Fulbert Youlou ou Moïse Tschombé, est un homme de paille entretenu par les impérialistes français pour exécuter leurs sales besognes en Afrique. C’est donc dans l’intérêt exclusif des impérialistes qu’Houphouët exerce sa puissance. Il est facile de comprendre qu’il ne peut pas exercer cette puissance à la fois dans l’intérêt des impérialistes et dans l’intérêt du peuple ivoirien. Ceux qui parlent de la puissance invincible d’Houphouët ne comprennent pas que cette fausse puissance d’aujourd’hui ne repose sur rien de solide.
Pour terminer, il nous faut préciser notre conception du rôle des étudiants patriotes dans la lutte du peuple pour sa libération du joug colonial : notre rôle est de dénoncer les traîtres et leurs trahisons, et d’appeler le peuple à prendre en main ses propres destinées. Quant à la véritable lutte de libération nationale, c’est l’affaire du peuple lui-même. Personne ne peut le faire à sa place, et, surtout, il faut qu’Houphouët le sache bien, personne ne peut l’empêcher de le faire.


Marcel (Amondji) Anoma.
Bamako, juillet 1961.

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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 17:35

Ceci n’est pas à proprement parler pour répondre à l’éditorial de Venance Konan intitulé « Leçons du Japon » (Fraternité Matin 19 mars 2012) mais juste un complément d’information que je voudrais proposer à ceux des lecteurs de cet éditorial qui en auraient retiré un regain d’intérêt pour le Japon, pour son présent mais aussi pour son histoire. Car ce pays enseigne bien d’autres leçons encore que celles dont le directeur général de Fraternité Matin a bien voulu nous faire profiter. Je sais bien que chacun ne perçoit que la quantité de lumière que ses organes lui permettent de supporter. Mais, encore faut-il que chacun le sache, et qu’il ne veuille pas absolument réduire le monde visible seulement à ce qui entre dans son champ de vision. Cela s’appelle faire la part plus belle aux préjugés qu’à la réalité objective. Montesquieu dit quelque part : « J’appelle ici préjugé, non ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même ». Après avoir été un « ivoiritaire » de choc sous le règne de Bédié, Venance Konan est aujourd’hui l’un des porte-voix du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp). Ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, démontre chez lui une indéniable constance. Hier, il était houéphouéto-bédiéiste ; aujourd’hui il est houphouéto-ouattariste. C’est donc essentiellement un houphouétiste. Ce n’est pas un péché d’être houphouétiste ni le contraire d’ailleurs – là, vous l’avez compris, je parle pour moi mais je suis sûr que nous serions beaucoup plus nombreux à ne pas l’être si tous les Ivoiriens pouvaient savoir ce que Houphouët était en réalité –. Je disais donc : ce n’est pas un péché d’être houphouétiste. On peut même l’être avec qui on veut, sans exclusive, alternativement ou simultanément. Seulement il faut être cohérent. Quand on est tellement houphouétiste, aller au Japon chercher des leçons de comportement politique, c’est prendre le risque d’une grande déconvenue. Car les objectifs et la démarche des « pères fondateurs » de ce pays que Venance Konan aime tant n’étaient pas exactement les mêmes que ceux de notre « père fondateur » à nous…

 

 

Le Japon moderne est né de l’interaction d’un certains nombres de facteurs historiques, parfois très anciens, les uns externes, les autres internes. Parmi ces dernières, les plus signalées furent la volonté et le génie administratif du jeune empereur Mutsu-Hito ou Meiji, monté sur le trône en 1867, qui les mit au service de la modernisation de la société japonaise et du Japon tout en les préservant de l’asservissement par les puissances étrangères alors en grande quête de terres à conquérir. Avant Meiji, deux siècles plus tôt, le premier des shoguns Tokugawa, arrivé au pouvoir en 1603, puis ses premiers successeurs, avaient ouvert la voie en réalisant l’unité administrative de l’empire et, pour protéger son intégrité, en s’interdisant tout contact avec l’Occident…

 

 

 

Mais écoutons plutôt ceux qui connaissent beaucoup mieux que nous l’histoire de cette « Naissance d'une nation, dans le Japon des XVIIe et XVIIIe siècles » :

 

 

 

« Centre de l'île de Honshu, vallée de Sekigahara, le quinzième jour de la neuvième lune de la cinquième année de l'ère Keichô, heure du Dragon. Un brouillard épais enveloppe cent cinquante mille samouraïs trempés par la pluie tombée pendant la nuit. Deux camps adverses sont tout prêts à s'affronter : l'armée de l'Est, com­mandée par Tokugawa leyasu (1542-1616), le plus puissant sei­gneur du Japon, et l'armée de l'Ouest, dirigée par Ishida Mitsunari, qui voudrait protéger les intérêts d'un enfant de 7 ans, nommé Hideyori, fils et héritier unique du grand général Toyotomi Hideyoshi qui avait réussi en 1590 à réunifier politiquement l'archipel, mais avait disparu trop tôt (1598) pour pouvoir conso­lider son œuvre. Ce matin-là, dans les deux camps, chacun sait que l'affrontement sera historique : il y a trop de grands seigneurs présents sur le champ de bataille pour que l'issue de celle-ci ne bouleverse pas l'ensemble de l'échiquier politique.

 

« De fait, depuis un siècle, la supériorité des armes est devenue la seule voie d'accès au pouvoir et le meilleur moyen de garder celui-ci dans un Japon privé aussi bien de l'autorité de l'empe­reur que de celle du général en chef des armées – le shogun – et déchiré par toutes sortes de conflits militaires et de mouve­ments populaires. Dans cette période de guerres civiles où guer­riers, paysans, bonzes et bourgeois prennent les armes pour se défendre ou pour agresser, le vainqueur de Sekigahara aura toutes les chances de devenir le nouveau maître du Japon.

 

Le vainqueur, ce fut finalement, au bout de quelques heures de combat, Tokugawa Ieyasu. Celui-ci remporta la victoire grâce à des retournements d'alliances qui ont affaibli ses ennemis. Un scénario classique dans la tradition guerrière du Japon. Cependant, Ieyasu savait fort bien que Sekigahara ne lui suffirait pas pour contrôler le pays même si, dès l'annonce de sa victoire, tous les conflits militaires engagés ici et là dans l'archipel cessèrent immédiatement. En reprenant une célèbre citation chinoise, Les Chroniques véridiques des Tokugawa écrites au XIXe siècle disent elles-mêmes que « le prince leyasu a, certes, conquis le pays à dos de cheval, mais, comme il possédait la connaissance innée des sages, il lui est bien vite apparu qu'il ne pouvait continuer à gouverner le pays de cette manière ». Il orga­nisa donc le Japon. »

 

Nathalie Kouamé (Télérama hors série « Estampes japonaises », sept. 2004)

 

 

 

« Afin d’empêcher toute intrigue des seigneurs avec les puissances étrangères, [les shoguns Tokugawa] fermèrent le Japon, autorisant les seuls Hollandais à commercer dans un unique comptoir (îlot de Deshima). (…). Le régime des Tokugawa s’est effondré dès que le Japon a dû entrer en relation avec les Occidentaux. L’arrivée de l’escadre américaine en 1853, l’ultimatum du commodore Perry, le retour de son escadre l’année suivante, puis l’intervention successive des Anglais, des Hollandais (1858), des Français et des Russes obligèrent le shogun à ouvrir quelques ports aux navires étrangers. Aussitôt commença un mouvement nationaliste qui détermina une intervention des flottes étrangères, lesquelles forcèrent le détroit de Shimonoseki. Les Japonais groupés autour de l’empereur (clans de Nagato et de Sutsuma) tirèrent parti de cette humiliation nationale pour se révolter contre le shogun. Le nouvel empereur, Mutsuhito, après avoir convoqué une assemblée de daïmios, supprima le shogunat (1868) et vainquit les Tokugawa avec l’aide de Saîgo Takamori. Le 26 novembre 1868 la cour impériale s’installait à Yedo, désormais appelée Tokyo. Alors commence l’ère Meiji (…). »

 

Larousse du XXe siècle, 1931 

 

 

 

Etat à souveraineté limitée, un quart de siècle durant après l’ouverture symbolique, la réception par l’empereur Meiji des ambassadeurs (mars 1868), le Japon se défendit par une application restrictive des traités : dès 1872-1873, coup de frein à la pénétration du capital et des techniciens dans les mines ; en 1873, rachat des houillères modernes de Takashima, près de Nagasaki, exploitées par l’Anglais Glober ; interdiction aux commerçants étrangers de voyager hors de Yokohama afin de préserver le monopole des marchands japonais ; refus persistant d’autoriser le zakkyo, la « cohabitation », c’est-à-dire la libre résidence d’étrangers en milieu japonais qui y eût introduit une psychologie de colonisation. »

 

Michel Vié, « Le Japon contemporain », PUF (Que sais-je ?) 1989 ; p.24

 

 

 

Ajoutons à cela que là où notre génie à nous prétendait « fonder une nation égale » sans une industrie nationale, sans une armée digne de ce nom, en laissant béantes toutes nos frontières et en déléguant tous les pouvoirs qu’il tenait de nous à des agents d’une puissance étrangère, les deux principes qui régissaient l’économie japonaise sous Meiji étaient shokusan kôgyô (en français : implanter et développer l’industrie) et fukoku kyôhei (en français : pays riche, armée puissante).  

 

 

 

Comparaison n’est pas raison… Mais ce n’est pas nous qui avons commencé. Alors, n’ayons pas peur de le dire haut et fort : si, au lieu d’un Mutsuhito, le Japon des années 1860 avait eut à sa tête un Félix Houphouët, il serait aujourd’hui exactement ce qu’est notre pauvre Côte d’Ivoire, c’est-à-dire un pays où la volonté étrangère et les intérêts étrangers pèsent toujours plus que la volonté et les intérêts de ses citoyens naturels. Cette Côte d’Ivoire dont, avant sa conversion miraculeuse et lucrative à l’houphouéto-ouattarisme, Venance Konan regrettait aussi qu’elle ait « toujours été le pays qui donne plus aux autres qu’à ses propres fils » (Fraternité Matin 30 avril 1999).

 

 

 

Bien avant que cet éminent journaliste-écrivain n’en prenne conscience, très provisoirement d’ailleurs si on en juge d’après son évolution depuis 1999, et avant que Marcel Zadi, l’un des patrons de nos patrons, n’en prenne stoïquement son parti – «Nos patrons de grandes entreprises, surtout ceux du privé, n’ont pas le pouvoir financier pour donner les gages nécessaires aux employés. Car, ces patrons sont eux-mêmes des employés. Le vrai pouvoir se trouvant soit en Europe, en Amérique ou en Asie» (L’Intelligent d’Abidjan 23 mars 2012) –, Samir Amin, l’un des plus brillants économistes de notre époque, avait prédit cette calamité. Permettez-moi de le citer longuement, cela vaut la peine :

 

 

 

« La domination gran­dissante du capital étranger se manifeste par la part crois­sante des revenus de la grande entreprise, qui est passée de 28 à 40 % du revenu étranger non agricole. Elle se manifeste également par l'importance des salaires des Européens, qui représentent encore environ 40 % du mon­tant global des salaires distribués par l'économie pro­ductive (contre 60 % en 1950) : les non-Africains occupent encore tous les postes-clés et assurent seuls l'encadrement technique et la responsabilité administrative et économique dans l'économie.

 

Deuxièmement, la très grande masse des revenus afri­cains sont ici, soit des revenus dépendants (salaires, notamment des travailleurs africains employés par les entreprises européennes), soit des gains de petits entre­preneurs trop faibles pour permettre une accumulation progressive. Corrélativement, les revenus de l'entreprise capitaliste africaine sont tout à fait négligeables – presque nuls autant en 1965 qu'en 1950.

 

Troisièmement, dans la masse des revenus africains, les salaires versés par la fonction publique non seulement gardent une place très importante, mais encore s’accroissent : ces salaires représentaient 20 % de la masse des revenus africains et 42 % des salaires en 1950 ; ils en représentent respectivement 28 % et 48 % en 1965.

 

Nous sommes donc maintenant à même de répondre à la question que nous avions posée : dans quel sens les classes sociales se sont-elles développées au cours des quinze dernières années ?

 

La société ivoirienne est partagée en classes différentes par leur rôle dans l'économie, leur niveau de vie et leurs comportements sociaux, comme toutes les sociétés africaines contemporaines d'ailleurs, contrairement aux affirmations fréquentes de certains hommes politiques et de sociologues complaisants. A la campagne, le fait essentiel des quinze dernières années est l'apparition d'une classe de planteurs riches – environ 20 000 – et, corrélative­ment, d'un prolétariat d'ouvriers agricoles. A la ville, on peut distinguer trois ensembles de classes et couches sociales distinctes : premièrement, les masses populaires qui rassemblent plus de 90 % de la population, composées d'un gros tiers d'ouvriers, d'un autre gros tiers d'artisans et petits commerçants et d'un petit tiers d'employés subalternes des entreprises et de l'administration, deuxièmement, les couches moyennes, peu nombreuses, composées principalement de fonctionnaires moyens et accessoirement de boutiquiers aisés et troisièmement, une « bourgeoisie » dont les effectifs sont encore extrêmement minces – moins de 2 000 chefs de famille – et les revenus trop médiocres pour permettre une véritable accumulation, composée principalement de fonctionnaires supérieurs et de « cadres associés » aux affaires étrangères, très accessoirement seulement de véritables entrepreneurs, ces derniers confinés au secteur commercial.

 

Cette structure d'une société dépendante est évidemment régressive. D'abord, parce que les planteurs ne sont pas obligés – par le fonctionnement même du mécanisme économique – d'investir. Ensuite, parce que les couches urbaines riches n’en ont pas les moyens, tant la place que leur a laissée le capital étranger dominant est réduite. Enfin, parce que les « élites » du pays sont ici presque uniquement administratives et para-administratives et ne comptent pas plus d'hommes d'affaires qu'ailleurs en Afrique noire. Si l'on peut donc parler d'un développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, on n'est pas autorisé à parler d'un développement du capitalisme ivoirien. La société ivoirienne n'a pas d'autonomie propre, elle ne se comprend pas sans la société européenne qui la domine : si le prolétariat est africain, la bourgeoisie véritable est absente, domiciliée dans l'Europe qui fournit capitaux et cadres. C'est au cours des quinze années écoulées que cette société contradictoire et dépendante a peu à peu pris forme, ce qui s'est marqué par l'apparition et la croissance d'un prolétariat moderne et de couches locales qui, bien que riches, méritent peu d'être qualifiées de bourgeoisie au sens où la bourgeoisie est avant tout entre­prenante dans le domaine économique. Ces couches, dont la prospérité est liée à l’Etat et au capital étranger, trouvent un emploi rémunérateur à leurs revenus excé­dentaires dans la spéculation foncière et immobilière et l'exploitation de certains services. Elles ne jouent aucun rôle dans le développement du pays.

 

La stabilité politique, la popularité du régime, qui permettent au journaliste superficiel comme au sociologue complaisant de ne pas voir derrière l'unité nationale se profiler une structure composée de classes et couches sociales différentes, proviennent sans doute de la grande prospérité qui accompagne le développement remarquable du capitalisme étranger en Côte d'Ivoire. Car jusqu'à présent tout le monde a gagné quelque chose dans ce développement. A la campagne, les chefs traditionnels, devenus planteurs, se sont enrichis, comme aussi les travailleurs immigrés du Nord, venus d'une société tra­ditionnelle et stagnante très pauvre; à la ville, le chô­mage demeure limité en comparaison de ce qu'il est déjà dans les grandes métropoles des pays africains plus anciens. Mais des problèmes existent, qui pourraient être à l'ori­gine de mécontentements ultérieurs graves, surtout si la grande prospérité devait cesser. Il y a d'abord les antagonismes entre gens du Nord, immigrés, et originaires du Sud, les premiers prenant conscience de leur rôle et appelés à réclamer de ce fait l'accès à la fonction publique et à des positions d'encadrement dans l'économie, de meilleurs salaires dans les plantations, voire l'accès à la propriété du sol. Il y a ensuite les antagonismes entre les jeunes générations africaines, sortant des écoles, et les Européens, les premiers appelés à être de plus en plus sensibles à la revendication de l'africanisation. L'histoire dira si la bourgeoisie africaine embryonnaire prendra la direction de cette revendication, saura ainsi faire passer au second plan les autres contradictions de la société ivoirienne, notamment en assimilant les immigrés du Nord, ou si elle laissera ces antagonismes s'aggraver et dégénérer en conflits désordonnés.

 

L'expérience de l'évolution de la Cote d'Ivoire au cours des quinze dernières années est riche d'enseignements. Elle peut être caractérisée d'une seule expression : « croissance sans développement », c'est-à-dire croissance engendrée et entretenue de l'extérieur, sans que les structures socio-économiques mises en place permettent d'envisager un passage automatique à l'étape ultérieure, celle d'un dyna­misme autocentré et auto-entretenu. » (Souligné par moi. M.A)

 

« Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire » (1967) ; pp. 278-281                                                                                                                                                                                

 

 

 

Mais cela ne veut pas dire pour autant que dans le Japon, tout est bon ! A preuve ces quelques remarques concluant une étude récente sur l’histoire contemporaine du pays du Soleil Levant.

 

 

 

Le niveau de vie des Japonais a considérablement augmenté en 30 ans. Certes. Mais la pollution a changé le visage du Japon. Les accidents ont été nombreux dans les années 1960 et 1970. Citons l'exemple du village de pêcheurs de Minamata, dont les habitants ont été empoisonnés au mercure des années durant par les usines de Chissô, fleuron de l'industrie chimique. On reproche dans cette affaire et dans d'autres encore à l'Etat d'avoir laissé faire. De même, la croissance s'est faite sans souci de l'aménagement du territoire et de la qualité de vie. On trouve très peu d'équipements collectifs dans les villes japonaises, pas de crèches, de HLM, de maisons de retraites. L'Etat a peu agi contre la spéculation immobilière. Les gens peuvent s'endetter une bonne partie de leur vie pour un tout petit bout de terre. Les pressions fiscales ont beau ne pas être élevées, le taux de natalité est parmi les plus bas du monde. Dans le Japon de l'après-guerre (d'aujourd'hui), élever un enfant coûte très cher. La sécurité sociale est basse. De manière générale, on pense que les intérêts privés des entreprises passent avant les divers aspects des besoins de la population.

 

(…)

 

Les intérêts de la société japonaise ne sont pas respectés de manière égale : des mouvements sociaux ont parfois obligé l'Etat à prendre en compte leurs besoins, mais c'est toujours une élite bureaucratique, économique et politique qui a eu le dernier mot. Depuis les années 1990, le compromis social à la japonaise est mis à mal. Un certain nombre de pratiques économiques et politiques se sont retournées contre la population.

 

http://www.sodesuka.fr/inalco/jap001/jap001_contemporain.pdf

 

 

 

Oui, le miracle japonais aussi a son envers.

 

 

 

Marcel Amondji

 

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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 18:18

Début 1998, le regretté F.-X. Verschave, dont j’avais fait la connaissance quelques années plus tôt à Saint-Fons, près de Lyon, et que je revoyais de temps en temps à Paris, me fit l’honneur de m’envoyer à lire quelques feuillets du manuscrit de son ouvrage aujourd’hui célébrissime, « La Françafrique, le plus long scandale de la République ». Il s’agissait des pages consacrées à la Côte d’ivoire sur lesquelles il désirait connaître mon avis. Relisant aujourd’hui la lettre que je lui ai adressée après avoir lu ces feuillets, je doute que ma réponse lui ait été de quelque utilité. Car le bonhomme maîtrisait bien son sujet, et son savoir s’abreuvait à des sources qui m’étaient – me sont toujours – inaccessibles. Aussi bien, je crois que sa demande n’était qu’une pure manifestation d’amitié. Mais, à moi, cette demande fut très utile d’une certaine façon. Elle me donna l’occasion d’approfondir ma réflexion sur la situation de notre pays à un moment où se préparaient les troubles qui nous ont entraînés dans la situation où nous sommes… Où, pourrait-on même dire, nous nous sommes jetés comme un troupeau qu’on mène à l’abattoir et qui ne s’en doute pas.

 

Cette lettre peut donc être lue comme un instantané de ma perception du système houphouëto-foccartien à la veille de son implosion. C’est son principal intérêt. En décidant de la reproduire ici, de l’offrir au public de plus en plus fourni de nos visiteurs, c’est une manière de les inviter à débattre de la réponse que j’y donnais à cette question cruciale plus que jamais d’actualité : « Quelle était vraiment la fonction de Félix Houphouët dans le système néocolonial français, autrement dit la Françafrique ? »

 

 

Lettre à François-Xavier Verschave

 

 

Meilleurs vœux; et merci de ta confiance, mais peut-être n'était-elle pas si bien placée. Car, dans l'ensemble, j'ai appris plus de choses dans ces quelques feuilles que je n'en savais. En particulier, sur le Cameroun, le Togo, le Tchad ; mais également sur le reste où pourtant je n'étais pas vierge. 

 

Je ne dis pas que je suis absolument d'accord sur tout ; ce serait mentir. Mais, je sais assez bien ce que ma position, par exemple sur la qualification des rôles de Félix Houphouët – en Côte d'Ivoire, dans la sous-région et en Afrique – doit à un certain parti pris très ancien, sorte de réflexe archaïque, pour ne pas regarder avec intérêt celles qui en diffèrent, histoire de repérer la ou les causes de cette différence et, le cas échéant, d'en faire mon miel, pourquoi pas ? Quand on cherche à se faire comprendre, on doit cheminer par où on est le plus sûr d'être compris. C'est une chose que je ne sais pas trop faire encore, et cela me pèse. 

 

J'estime qu'on fait trop d'honneur à Félix Houphouët en lui attribuant une responsabilité égale, voire supérieure à celle de Foccart, c'est-à-dire l’Etat français de ce temps-là. Mais j'ai tort de parler d'honneur car ce mot introduit une autre source de confusion. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a pas plus de tandem Foccart-Houphouët que de tricycle De Gaulle-Foccart-Houphouët, partageant en deux ou en trois la même besace de péchés. Chacun porte la sienne. Houphouët porte – devant les Ivoiriens en tout cas – l'entière responsabilité de tout ce à quoi son nom fut mêlé à un moment ou à un autre : soit il l'a réellement fait, soit il l'a laissé faire, soit il l'a couvert après coup... Et il en va de même de Foccart. Mais, quant à la politique africaine de la France sous De Gaulle, c'est Foccart qui l'inspirait et qui la conduisait en se servant d'Houphouët, entres autres pions. De différentes façons. D'un Houphouët déjà bien conditionné (depuis l'assassinat de Victor Biaka Boda en 1950), littéralement pris en otage par son cabinet (depuis 1959, voire depuis 1956) et sans cesse re­conditionné au fur et à mesure des besoins de la politique africaine (ainsi l'assassinat d'Olympio le 12 janvier 1960 fit sur lui le même effet que celui de Biaka Boda lors du désapparentement, en le précipitant, le lendemain 13 janvier, dans le sacrifice de toutes les élites ivoiriennes qui résistaient à la mise en place du système Foccart. Tu as certainement noté les pages consacrées à Antoine Méatchi par Samba Diarra (p.123 sq). On peut négliger la sauce – elle préfigure les affirmations péremptoires des p.234Certains observateurs ont cru voir la main de Jacques Foccart dans les événements de 1963-1964. Il ne s'agit là que d'une autre thèse qui tente d'exonérer Houphouët-Boigny») et p.236L'homme qu'est Houphouët-Boigny ne peut avoir été trompé par Pierre Goba, ni piégé par Jacques Foccart ») –, mais les tribulations de Méatchi et l'usage qu'en fit Houphouët méritent réflexion. Il y a là une des clefs pour comprendre la manière dont la machine ivoirienne de Foccart, dont Houphouët était le rouage essentiel – mais rien qu'un rouage –, fonctionnait. Souple, imperceptible, furtif, polyvalent. Ni vu, ni connu... La preuve ! 

 

Certes, et j'en conviens très volontiers, Félix Houphouët n'était pas un fantoche comme les autres. Ce n'était pas non plus un traître banal, dans la mesure où, n'ayant jamais adhéré en conscience aux idéals ni aux objectifs de lutte de la grande majorité des Ivoiriens adhérents du RDA en 1946-1950, il ne les a donc pas vraiment trahis lorsqu’il se rallia à Mitterrand et Pleven. Mais, dès 1950, peut-être même dès 1948, du fait de l'obligation où il était, s'il voulait survivre politiquement et survivre tout court, de jouer un double jeu, et en ce qui concerne les autorités françaises, la nécessité absolue d'en passer par lui pour reprendre la Côte d'Ivoire en main au moindre coût politique – piégé, mais indispensable –, il était devenu une véritable machine à trahir. Une machine à programmes dont, à partir de 1959, directement ou par l'intermédiaire de ses agents détachés à Abidjan, Foccart n'eut qu'à manipuler les boutons. 

 

D'où cette réelle complexité du cas Houphouët. Du moins, c'en est une des causes. Car il en existe certainement bien d'autres, et aussi déterminantes même si, peu ou prou, elles ont toutes quelque chose à voir avec celle-là. 

 

C'est dire que l’élucidation du cas Houphouët n'est pas une mince affaire. Mais je suis sûr qu'il existe un moyen direct d'y parvenir, et que cela se fera tôt ou tard. C'est indispensable. Pour que la Côte d'Ivoire devienne un vrai pays, un pays gouvernable, il faudra nécessairement en passer par là. Sinon on se voue à faire du surplace. Et cela a un coût, non seulement pour la Côte d'Ivoire et ses voisins, mais également pour la France. 

 

Cela m'est apparu très clairement en lisant ce que tu as écrit sur l'affaire du Liberia, sur le Burkina Faso de Thomas Sankara, sur l'épisode du Biafra, sur le soutien à Savimbi… A quoi on doit ajouter l'utilisation du territoire de la Côte d'Ivoire comme base des menées subversives contre la Guinée et le Ghana, et même contre le Mali de Modibo Kéita. 

 

Sur tout cela, ton approche tient le milieu entre la mienne et celle, par exemple, de Samba Diarra. Dans l'état actuel de la question, c'est évidemment la plus correcte des trois.

 

Quelques remarques de détail pour finir :

 

À propos de Gabriel Lisette (p.71). C'était bien un administrateur des colonies, mais avait-il, à cette époque, le grade de gouverneur ? J'en doute. En outre, et sans vouloir faire du racialisme, s'il était bien Français, c'était aussi un Martiniquais et un Noir. Il convient, me semble-t-il, de fournir au lecteur le moyen de ne pas le confondre dans le même sac qu'un Aujoulat, par exemple. 

 

Au lieu d'anciens de la Féanf (p.60), s'agissant des étudiants ivoiriens, il vaut peut-être mieux dire (ou préciser) : anciens de l'Ugéci (Union des étudiants de la Côte d'Ivoire, section de la Féanf pour partie, ceux qui étaient organisés en France, et qui étaient il est vrai la majorité). Mais, vers 1958 et surtout en 1959 et 1960, l'Ugéci, comme son homologue camerounaise, eut un rôle assez spécifique, à proportion de la dimension politique prise par Houphouët. La preuve en est que c'est en tant qu'Ivoiriens (ou Camerounais) que pour la première fois en 1961 des étudiants furent expulsés de France.

 

Enfin, voici deux textes sur Victor Biaka Boda, qui fut le premier de cette longue série de morts et, de mon point de vue, l'un des plus symboliques. 

 

Bien cordialement. Et meilleurs vœux à SURVIE !

 

Marcel Amondji (30 janvier 1998)

 

 

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20 février 2012 1 20 /02 /février /2012 17:50

Début 1991, invité par des amis qui y étaient pour leur travail, j’ai séjourné une quinzaine de jours à Dakar. Le président d’alors s’appelait Abdou Diouf, le même qui est actuellement à la tête de la « francophonie » comme s’il n’avait toujours été qu’un haut fonctionnaire français ; et son principal opposant s’appelait Abdoulaye Wade… Entre eux, et autour d’eux, se déroulait un drôle de jeu. Du moins aux yeux de l’observateur étranger – étranger et surtout naïf, au sens propre – que j’étais. Tout ce que je vis, entendis et lus durant ce bref séjour m’avait fortement impressionné. De retour à Paris, j’avais consigné mes impressions dans un article qui parut dans le numéro d’avril 1991 du mensuel Le Nouvel Afrique-Asie, sous le titre : Le coup de poker d’Abdou Diouf, et sous le pseudonyme de Marcel Adafon. Vers la même époque, après avoir lu dans Téré, le journal du Parti ivoirien des travailleurs, un article sur les affaires du Sénégal qui m’avait paru à la fois très mal informé et un peu arrogant, j’écrivis à un de mes amis d’Abidjan à qui j’avais déjà touché un mot de mes impressions de ce voyage (voir la lettre du 17 mai 1991), et que je savais proche de l’auteur, ce que j’avais vu, entendu et ce que je croyais avoir compris lors de mon très fugace contact avec les réalités sénégalaises. Ces textes se complètent et s’éclairent l’un l’autre en même temps qu’ils découvrent un pan de la préhistoire de la crise actuelle. Autant de raisons qui, me semble-t-il, suffisent pour justifier leur réunion dans ce post que je destine avant tout à ceux de nos amis lecteurs qui seraient à la recherche de clés pour comprendre ce qui se passe au Sénégal aujourd’hui, ainsi que ce qui s’y prépare pour demain.

Je rappelle qu’il ne s’agit que des impressions brutes de quelqu’un qui découvrait le Sénégal, et qui était arrivé dans ce pays frère sans idées préconçues sur sa situation intérieure ou sur son histoire, sans préjugés, mais armé d’un solide parti pris quant à ce qui se passait au même moment en Côte d’Ivoire et dans le vaste monde. Un parti pris qui n’a pas changé, et que je n’ai pas voulu dissimuler au moment de publier ces textes déjà anciens, mais qui n’ont pas cessé d’être actuels.

 M. Amondji (19 février 2012)

 

LETTRE DU 17 MAI 1991

Bien cher F…,

(…). je reviens de Dakar. C’est le voyage dont j’ai parlé à mots couverts dans ma précédente lettre. Cette immersion dans les « réalités africaines » m’a permis de confirmer quelques-unes de mes intuitions, (…).

Je reviens donc d’un séjour (en famille) de deux semaines à Dakar, où j’ai revu de vieux amis sénégalais (de la gauche du Parti socialiste (PS), et du Parti de l’indépendance et du travail (PIT)) à la fois très engagés dans les processus en cours dans leur pays, et fort intéressés par ce qui se passe chez nous. Ce trop bref séjour m’a pourtant beaucoup appris et, surtout, il m’a donné beaucoup d’espoir et de confiance. Ce fut une excellente école pour le citoyen ivoirien un peu atypique que je suis ; meilleure, de ce point de vue, que l’expérience que je fis il y a une douzaine d’années au Bénin, car, au cacao et à Houphouët près, le Sénégal ressemble beaucoup à notre Côte d’Ivoire des années 1990. Il faut que « Téré » suive de près ce qui s’y passe ; et il faut continuer à leur envoyer vos publications et communiqués. Mes amis ont été très impressionnés par votre prise de position sur la guerre du Golfe par exemple. La relation que vous avez établie avec eux est un lieu de fructueux échanges d’expériences passées et à venir. Il faut l’entretenir coûte que coûte. C’est une nécessité qui découle de la décision du CC dont tu m’informes et que j’attends de lire in extenso.

(…).

Fraternellement, Marcel.

LETTRE DU 03 JUIN 1991

Cher ami,

Revoir A… et l’écouter m’a fait faire un pas de plus dans la connaissance de votre travail et des conditions réelles dans lesquelles vous vous battez. La journée de samedi dernier surtout, où j’ai assisté à sa rencontre avec les militants d’ici, m’a beaucoup apporté. De sorte que lorsque je la reverrai pour l’accompagner au siège de l’Humanité, mardi, après ces quelques jours où j’y ai réfléchi tout à loisir, je saurai mieux répondre à deux ou trois questions qu’elle m’a posées et qui m’ont laissé un peu court. Mais, auparavant, c’est sur toi que je vais m’y essayer.

D’abord, il s’agit de savoir comment faire avec la grande diversité d’origine et, probablement, aussi d’horizon idéologique, qui caractérise le parti dans sa composition actuelle. J’ai trouvé la question amusante; non pas qu’elle ne fût pas grave et digne de considération, au contraire !, mais parce que de la soulever est en soi un signe. Question amusante, donc, parce qu’elle m’a réjoui. J’ai répondu en riant que je n’y voyais aucun problème. C’est bien ce que je pense encore en écrivant ces lignes. Mais, ma réaction, je la considère maintenant comme trop rapide pour être vraiment utile. Les rencontres de samedi m’y ont ramené, et je crois qu’il est nécessaire de considérer la chose en fonction des situations concrètes qui pourraient se produire, et qui sont imprévisibles.

Aujourd’hui, l’essentiel, c’est que nous soyons réunis autour d’un projet qui nous est commun et que chacun de nous a conçu pour lui-même, en toute indépendance. N’est-ce pas le principe qui était à la base de la « gauche démocratique » (GD) ? Il y a, certes, une grande différence entre ce qui unit les adhérents d’un parti entre eux et ce qui réunit des partis différents dans une coalition ou dans un front. S’agissant d’un parti, ce qui unit ses membres est moins labile, et il faut, en général, des circonstances très graves pour le dissoudre. Ces circonstances peuvent être extérieures; mais elles peuvent aussi être internes, ou peut-être devrais-je dire, intestines, ou les deux à la fois. Je veux dire qu’elles peuvent être provoquées par des introductions intempestives de questions secondaires au milieu de préoccupations qui devraient être les plus fondamentales, et qu’elles peuvent être le fait soit d’adhérents sincères, soit le fait de diversionnistes agissant pour le compte de l’adversaire. On ne peut donc pas exclure qu’un jour, par l’un de ces biais, le parti connaisse des difficultés liées à sa composition actuelle. C’est une raison pour être vigilant à tous les instants ; mais il n’y a pas, à mon avis et à proprement parler, de mesures préventives qui soient de nature à nous en préserver. Il suffit que tout soit toujours clair et transparent afin qu’à tout moment et quelles que soient les circonstances, chacun puisse retrouver ses repères. La diversité ne peut être qu’une richesse dès lors qu’elle est reconnue et assumée. A cet égard, je suis tout à fait sûr que vous avez la réponse à la question. Bien mieux, toute votre pratique me semble parfaitement conforme à cette situation et à ce qu’elle pourrait produire éventuellement. C’est l’essentiel : être attentif au fait, sans le surestimer, mais sans le sous-estimer non plus.

Cela dit, j’ai observé chez certains de nos jeunes amis venus écouter A…, samedi, des tendances que je qualifierais d’administratives, consistant à considérer le parti comme un corps délimité et figé, et non comme un mouvement perpétuel vers un objectif à peu près repéré, certes, mais qu’on ne peut atteindre qu’en parcourant un chemin imprévisible. Nous avons connu cela ; aussi, n’est-ce pas un reproche. Je ne crois même pas qu’il soit nécessaire d’introduire ce point parmi les préoccupations actuelles, sinon, peut-être, à votre niveau (CC et SN), et encore, avec circonspection. En tout cas, cela ne devrait jamais être débattu, même à ces niveaux, isolément de l’ensemble de la question identitaire, dont c’est un aspect. Il y a, en effet, des partis qui ne sont ou qui ne veulent être que des administrations (Cf. les vues de Gbaï Tagro dans « Notre Temps » N° 1); d’autres encore qui sont des administrations (le PDCI en est le type même, et aujourd’hui plus que jamais). Il s’agit donc de réfléchir au moyen de faire prendre conscience de la différence essentielle du PIT d’avec ces conceptions administratives de l’exercice du droit d’initiative politique; différence que nos adversaires connaissent (d’où les imputations de dogmatisme ou d’intellectualisme, notamment) mais qui peuvent échapper aux moins expérimentés d’entre nous-mêmes. Car c’est plus une question d’expérience que d’étude : tel s’engage dans un parti parce qu’il sent, de manière confuse, que c’est là qu’il est appelé; puis, en y travaillant, il découvre peu à peu, en lui-même, les raisons auparavant obscures qui le poussaient dans cette direction à son insu. Mais c’est un processus aléatoire dans une période où nos jeunes amis sont plongés dans une atmosphère infestée par les miasmes semés par les fameux « partis dominants », mais aussi par les partis dominés par les idées les plus répandues. Dans de telles conditions, il est recommandé de vacciner.

A cet égard, il faut faire attention à un organe comme « Notre Temps » : est-ce un « Nouvel Horizon » bis ? J’y retrouve un J. C., un G. K. ; seraient-ils des transfuges ou bien des mercenaires allant, sans états d’âme, d’un râtelier à un autre, pour de l’argent ? Bien entendu, cela serait sans importance si un article signé D. B., le rédacteur en chef de la publication (pp. 10, 11 et 12), si astucieusement mis en page, ne trahissait pas une véritable complaisance à l’égard de la « stratégie » de participation au bureau de l’Assemblée nationale. Certes, il ne s’agit pas de croiser le fer avec tous les brouillons politiques que le 30 avril 1990 a suscités, mais il faut garder un œil sur leurs évolutions. La liberté ne doit pas servir de passeport à la fraude !

Il me semble qu’après cela une mise au point était nécessaire; brève, sans esprit de polémique; visant surtout les nôtres, afin de les avertir de toute cette pollution dans laquelle ils pourraient patauger s’ils n’y prenaient pas spécialement garde. Il n’était pas nécessaire que cette mise au point fût immédiate, au contraire ! Ce sera mieux à froid, quand ce D. B. ne s’y attendra plus. Car il n’est pas impossible qu’il ait voulu la provoquer à chaud. Au vu de tout ce que j’ai observé depuis 1988, je m’attends au pire de ce côté-là. Ce n’est pas interdit, si on peut y penser sans perdre son sang froid. Mais, bien entendu, c’est à vous d’en juger.

Je prolongerai ce propos par une observation sur l’article de Nea-Kipré dans « Téré hebdo » N° 21. Cet article me fait problème pour deux raisons. Premièrement, il faut être clair dans un texte de ce genre. Manifestement cela vise les tendances actuelles du FPI. Alors il faut le dire, car, en de telles matières, il y a toujours plus d’avantages à parler vrai qu’à tourner autour du pot. Deuxièmement, il n’existe pas de syndrome sénégalais au sens de cet article. L’entrée de deux partis de l’opposition dans le gouvernement n’est pas le seul fait significatif de cette période de l’histoire du Sénégal qui a commencé en 1988. Il ne faut pas l’isoler des élections de cette année-là, ni du conflit avec la Mauritanie, ni de l’évolution de la situation en Casamance. Mais, ces événements eux-mêmes ne sont que des conséquences plus ou moins directes d’un marasme politique torpide qu’ils ont ensuite contribué à compliquer jusqu’à paralyser totalement le pays, ne lui laissant que cette alternative : ou bien la guerre civile, ou bien la livraison du pays à l’étranger. Ce qui revient d’ailleurs à dire qu’à terme, c’était les deux à la fois qui menaçaient les Sénégalais. Parce que Wade n’avait pas plus la solution du vrai problème que Diouf; et parce que l’un et l’autre se valent en forces, sans être pour autant assurés que ce serait un combat singulier entre eux seuls. Wade s’est finalement rendu compte – ou il a été persuadé, peu importe – qu’il jouait un jeu dangereux pour lui-même autant que pour son adversaire, mais surtout pour leur pays. J’étais au Sénégal au moment où il a déposé les armes au pied de l’autel de la Patrie. Je crois que c’est une décision positive, un acte politique de grand courage. Et s’il faut en informer les Ivoiriens, autant le faire en toute objectivité, en se plaçant dans le contexte sénégalais et non en se guidant sur les affirmations de Landing Savané parues dans « Nouvel Horizon ».

Pendant mon séjour, j’ai suivi à la télévision une interview d’Assane Seck, une personnalité aujourd’hui neutre par nécessité. Une telle interview, disons de Bernard Dadié par exemple, nous vaudrait en Côte d’Ivoire tous les bénéfices de la conférence nationale souveraine du Bénin, sans la malédiction d’un Soglo ! C’était, mine de rien, le procès raisonné et responsable de tout ce qui s’est fait depuis la loi cadre. Si cela fut possible, c’est parce qu’au Sénégal, depuis 1988, la réflexion politique a fait du chemin, aiguillonnée qu’elle était par une série de drames concrets.

Je ne suis pas dans le secret des hommes politiques sénégalais; mais, ceux dont il s’agit ont fait, sans convention solennelle, les choix décisifs qui ouvrent la voie vers la remise à flots d’un pays réellement naufragé. Bien entendu, après ce premier pas, tout reste encore à faire; mais il le fallait d’abord. D’autres n’ont pas voulu les accompagner. Peut-être que je les comprendrais s’ils étaient Ivoiriens et s’il s’agissait de la Côte d’Ivoire. Mais ils sont Sénégalais, et, d’après ce que j’ai vu ou entrevu, je ne peux pas les comprendre.

S’agissant de Dansokho, cité trois fois dans cinq lignes en fin d’article comme un accessoire de Wade, ce qu’il n’est certainement pas, je te renvoie à ma lettre précédente, et je prie pour que nos amis Sénégalais ne se formalisent pas du procédé de Nea-Kipré !

Je ne crois pas que l’entrée de Dansokho au gouvernement relève de la même sorte de démarche que celle de Wade. Depuis 1988, notamment, Wade n’a pas cessé de chauffer ses troupes. Puis, fin février 1991 (meeting de Thiès commémorant la « victoire » que Diouf lui aurait volée en 1988), il leur a dit qu’il n’y avait pas d’autre voie vers le pouvoir que les urnes. Je te passe les détails, en particulier, son interview dans le même numéro de « Sopi » qui relatait le meeting, interview dans laquelle il promettait monts et merveilles à tous et à chacun, avec un flou dans le propos qui laisse à penser sur les qualités morales de l’individu.

Au contraire, Dansokho et le parti de l’indépendance et du travail se disaient prêts, notamment depuis la crise sénégalo-mauritanienne, à prendre leurs responsabilités dans un gouvernement d’union nationale, sur la base d’un programme convenu au préalable entre tous les participants. On peut se poser la question de savoir s’ils ont eu satisfaction sur ce point. Quand j’ai déjeuné avec Dansokho, l’avant-veille de mon départ de Dakar, c’était entre deux réunions avec je ne sais qui; et, d’ailleurs, il n’était pas question d’en discuter à table au milieu de nos familles. Je ne sais donc pas ce qu’il en est. Mais je ne crois pas que cette condition était toujours, alors, un préalable incontournable, dans la mesure où la situation était devenue très labile dans les dernières semaines. L’analyse de nos camarades était que personne ne contrôlait plus la situation, qui pouvait dégénérer à tout moment.

Tu as sans doute entendu parler de « Set Setal », cette campagne de propreté spontanée de la jeunesse dakaroise, qui s’est propagée à travers tout le pays comme une traînée de poudre (c’est le cas de le dire !). Pendant plusieurs jours, cette jeunesse a tenu Dakar à ses ordres, armée seulement de balais et de pinceaux ! Ils avaient dressé des barrages et les automobilistes devaient acquitter un droit de péage destiné à alimenter la campagne de propreté. Ils étaient d’autant plus craints, semble-t-il, qu’ils étaient parfaitement disciplinés, sans qu’on pût savoir s’ils avaient des chefs et qui étaient ces chefs. Bref, tout le monde a cru à une tentative de prise du pouvoir en douceur, mais chaque parti a cru aussi que c’était son voisin qui en tirait les ficelles dans l’ombre.

Au moment de mon séjour, il n’en restait que des vestiges sur les murs et le rebord des trottoirs. Mais chaque frémissement à l’université ou dans les lycées y ramenait les esprits. Tous ceux avec qui j’en ai parlé en avaient conservé un souvenir très vif. Mais, pour tous, une chose au moins était tout à fait sûre : c’était le signe que l’édifice politique hérité de Senghor avait fait son temps, puisqu’une initiative née en dehors de ses limites avait été capable de le paralyser. C’était d’ailleurs le sens général des propos d’Assane Seck, si on les entendait bien.

Lorsqu’on a fait la guerre et que tout est saccagé, il faut enfin faire la paix. Il y a des guerres qui ne tuent pas les hommes, qui ne détruisent pas les maisons, mais qui minent l’âme d’une société. Telle était la guerre que les Sénégalais se faisaient depuis 1988. Cette guerre pouvait se terminer complètement avec la formation de l’actuel gouvernement. Je ne m’avancerais certes pas jusqu’à affirmer qu’elle est terminée, mais, au moins, nos amis ont payé de leur personne pour qu’elle puisse l’être.

Ont-ils eu raison d’y aller ? Ont-ils eu tort ? l’Histoire le dira, selon la formule consacrée, à ceux que cela intéressera encore. Pour moi, je ne veux en juger que d’après les enjeux d’aujourd’hui. Comme je juge Sékou Touré d’après ce qu’il fit le 28 octobre 1958 ; Mengistu d’après ce qu’il fit en 1974 ; Fidel Castro d’après Moncada et l’odyssée du Granma ; etc. L’histoire n’est que la photographie qui confirme l’ordre d’arrivée des concurrents, mais qui ne rend pas compte de la manière dont ils prirent le départ. Or, en politique, c’est peut-être cela qui a le plus d’importance. Parce que c’est un concours où tous ceux qui prennent le départ ne se retrouvent pas à l’arrivée.

Voilà ce que j’avais envie de dire à mon jeune ami, car je suppose qu’il est jeune, et je ne doute pas qu’il acceptera l’offre de mon amitié. Il vaut mieux dire ces choses que de les penser et se taire. 

(…).

Marcel
LE COUP DE POKER D’ABDOU DIOUF

Si la politique était un sport, ce serait le seul où un athlète peut donner l’impression d’une activité harassante alors même qu’il est lourdement cloué sur place par un dense réseau d’entraves savamment tressé tant par ses propres amis (de l’intérieur et de l’extérieur) que par ses adversaires. Et cela serait tout particulièrement vrai du président Abdou Diouf et de maints autres leaders politiques du Sénégal, depuis les chaudes journées de février1988, lorsque le premier fut « triomphalement réélu », tandis que les autres affirmaient, non sans vraisemblance, qu’ils l’avaient battu.

Ainsi, depuis trois ans, périodiquement, on croit voir le chef de l’Etat sénégalais bondir vers la solution des nombreux problèmes « urgents » au milieu desquels son pays se débat, et, en réalité, il n’a jamais décollé de la case départ. Le 31 décembre dernier, il s’était déjà livré à son exercice favori qui consiste à lancer à la cantonade des appels au consensus sans paraître vraiment soucieux d’en donner les moyens au pays. Il vient de récidiver avec le train de mesures annoncées le 27 février à la suite d’un comité central du Parti socialiste dont il est aussi le secrétaire général.

Cette fois-ci le menu semble plus consistant ; mais, est-ce roublardise ? est-ce maladresse ? l’amphitryon s’est bien peu soucié de la diversité des goûts et des appétits de ses invités. Après avoir institué un poste de « médiateur de la République », un Haut conseil de la radio-télévision et une Commission de révision du code électoral, il vient d’aménager la constitution afin de s’offrir un Premier ministre. Le tout en dehors de toute concertation préalable, officiellement du moins, avec ceux auxquels il aurait par ailleurs, semble-t-il, l’intention d’offrir quelques places dans son gouvernement.

Dans tout autre pays, on aurait vu malgré tout dans cette foulée marathonienne l’indice d’une volonté tendue d’aller de l’avant contre vents et marée, de forcer l’histoire et le destin afin de sortir le Sénégal du bourbier. Mais il semble qu’on ait, ici, plutôt des raisons de douter que ce mouvement apparemment impétueux soit de ceux qui dérangent les lignes, tant il est vrai que le PS et son secrétaire général traînent derrière eux, notamment depuis l’affaire de février 1988, une vilaine réputation de machiavels du Sahel.

Dans leur ensemble, les Dakarois de la base, dont le prototype est le fameux Goorgoorlou, le héros de la BD du Cafard libéré, ont accueilli ces « nouvelles » avec philosophie, encouragés par une presse goguenarde qui s’acharne à discréditer le pouvoir, sans d’ailleurs épargner les dirigeants les plus en vue des oppositions.

Au demeurant, les mesures déjà réalisées sont de celles qui ne mangent pas de pain, même si elles sont parfois inutilement coûteuses comme on l’a entendu dire dans un meeting wadiste. Quant à celles qu’on attendait le plus et qui seraient le plus utiles, chacun sait qu’Abdou Diouf ne peut pas les réaliser tout seul, ni comme il l’entend. Les partenaires, surtout l’un d’eux qui entretient sur place des troupes d’élite plutôt voyantes, veillent au grain. La rumeur veut même que ce soit eux qui font courir le président Diouf, afin de débloquer la situation sans issue qui règne depuis trois ans. Les prébendiers du PS, de leur côté, ne sont pas favorables à des orientations qui mettraient en cause les avantages et les habitudes acquis au cours de trente années de parti unique de fait. Et il faudra encore dégager un terrain d’entente avec une opposition soupçonneuse et désunie.

Dans on ensemble, l’opposition s’est montrée, au premier jour, hésitante, voire réticente. Chat échaudé craint l’eau froide ! Mais il n’y a pas que cette prudence, normale, et qui, d’ailleurs, n’empêche pas tout le monde de prêter une écoute sérieuse à ce qui se dit dans la maison du Parti socialiste.

C’est le cas à coup sûr des militants du PIT, le parti des communistes sénégalais, qui ont toujours dit qu’ils étaient prêts à tout moment à prendre leur part de responsabilités dans un gouvernement de véritable union nationale, pourvu que ce soit un gouvernement formé « autour d’un programme élaboré et mis en œuvre par toutes les parties prenantes ». Questionné le 5 mars par Sud Hebdo, Amath Dansokho, le secrétaire général du PIT, a réaffirmé cette disponibilité en mettant les points sur les i : « Cela aurait dû intervenir plus tôt. Cela fait longtemps que nous avons dit qu’au vu de la crise économique que connaît le pays et l’impasse politique née des fraudes des élections de 1988, il est important d’avoir une politique de large rassemblement. Nous sommes d’accord pour un gouvernement d’union nationale, pas autour de la politique définie par le PS mais par toutes les forces vives du pays qui l’acceptent. » De ce côté-ci, les choses sont claires. Mais il faut compter avec les pêcheurs en eaux troubles de tous bords, par définition ennemis de toute clarté, et aussi avec les partenaires qui ne sont pas précisément enclins, par les temps qui courent, à discuter calmement avec les gens qui parlent d’indépendance nationale alors qu’ils ne sont ni Baltes ni même Koweitiens.

Il n’en est pas de même, loin s’en faut, en ce qui concerne les autres formations de l’opposition coiffées par la « Coordination nationale des chefs des partis d’opposition » (CONACPO), dans laquelle se retrouvent Abdoulaye Wade (PDS), Abdoulaye Bathily (LD/MPT), Mamadou Dia (MSU), Amadou Guiro (OST), Landing Savané (AJ/MRDN)…

Devant le fruit de la tentation offert par Abdou Diouf, le PDS et son « leader charismatique » observent, sur le fond, un silence hautain que certains interprètent comme un signe de leur embarras, et d’autres comme un aveu de complicité. Selon ces derniers en effet, la cause principale de l’initiative de Diouf et du silence de Wade serait la même et se trouverait dans « des négociations secrètes organisées sous la houlette des Etats-Unis et de la France » en vue de favoriser un dégel rapide de la mare politique grâce au partage du pouvoir entre les deux vieux rivaux, que rien de fondamental ne sépare. Quoi qu’il en soit, devant la foule de ses fans réunis à Thiès le 24 février pour la commémoration de « sa victoire » de 1988 – victoire « volée » par le PS –, Me Wade a indirectement donné acte de ce dégel lorsqu’il affirma : « La clef du pouvoir, c’est le code électoral, ce n’est pas la violence ».

Les moins surpris par cette conversion subite à la non-violence ne furent pas les partisans de « l’apôtre du Sopi », qui, dans leur ensemble seraient plutôt pour en découdre chaque jour avec Abdou Diouf et son PS. A telle enseigne que le reporter de Sopi, l’hebdomadaire du PDS, a cru devoir édulcorer la nouvelle profession de foi de son idole par ce commentaire à l’accent revanchard : « Néanmoins, il n’y a aucun doute que ce calme est celui qui précède la tempête ». A ce compte, il paraît clair qu’une entente secrète entre Me Wade et le président Diouf pour gouverner ensemble sans tenir compte des autres membres de la CONACPO ni du PIT comporterait, pour le challenger comme pour le titulaire, plus de risques que d’avantages.

Avec cela, la position de certains des associés du chef du PDS dans la CONACPO est sans nuances : c’est une fin de non recevoir plus ou moins catégorique. Selon les propos recueillis à chaud par Sud Hebdo, les amis de M. Dia « ne participeront pas à la Commission de révision du code électoral ; s’en tiennent à l’appel de la CONACPO pour une conférence nationale et rejettent les nouvelles manœuvres dilatoires de Diouf ». Même raideur chez Amadou Guiro : « Pas de participation à un gouvernement de colmatage ». Le dirigeant de l’OST estime que « c’est encore un truc de Diouf pour démobiliser les gens ». En revanche, Landing Savané est seulement circonspect : s’il estime devoir insister pour la conférence nationale, il ne paraît pas fermé à une entente programmatique. C’est une sorte de juste milieu entre les attitudes précédentes et celle du PIT. Les réactions des membres de l’opposition aux « ouvertures » d’Abdou Diouf sont donc plutôt diverses ; comme, du reste, leurs credo politiques. La CONACPO est une association plutôt branlante. Si l’intention du président Diouf n’est que de la déstabiliser tout à fait, il ne pouvait pas trouver pomme de discorde plus vénéneuse ! Mais à quoi lui servirait-il de jouer ce jeu ? Et, d’ailleurs, en a-t-il vraiment les moyens aujourd’hui ? La situation interne du Parti socialiste dans lequel son secrétaire général, coincé entre les « rénovateurs » et les « caciques » qui le tirent à hue et à dia, n’est pas précisément de celles qui permettent à un homme politique qui n’est pas sans culture de mépriser ses adversaires. C’est une difficulté qui s’ajoute à toutes celles qui se sont déjà accumulées sur les épaules du premier des Sénégalais pour les rendre tout à fait insupportables. En vérité, Abdou Diouf n’a pas d’autre choix, compte tenu de ce qu’il représente et compte tenu de l’état de son régime et de son pays, que celui qu’il propose. Maintenant, il s’agit de bouger vraiment.

Marcel Adafon (Le Nouvel Afrique-Asie avril 1991)

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9 février 2012 4 09 /02 /février /2012 17:18

A Serge Letchimy, député de la Martinique

 

Un qui finira bien par écrire son « Mein Kampf » à force d’accumuler des petites phrases sur l’inégalité des civilisations – ne dites plus « races », dites « civilisations » –, c’est le petit Claude Guéant. J’écris « petit », non à cause de sa taille, mais parce que le rapprochement de ce patronyme proche de « géant » avec l’étroitesse d’esprit de ce petit politicien de service – oui, de service, comme les escaliers de même nom et usage – fait l’effet d’un oxymoron. Qu’est-ce qu’un Claude Guéant, cette ombre portée de Nicolas Sarkozy ? Et qui sont-ils, ces membres du gouvernement que nous vimes s’enfuir de la chambre des députés, chassés par l’éclat des vérités énoncées par – horresco referens ! – un homme de couleur ? Ne participent-ils pas tous, avec Guéant et Sarkozy, de la même « droite décomplexée » ? Décomplexée comme celles où, de 1920 à 1945, s’illustrèrent Horthy, Mussolini, Salazar, Hitler, Franco ou Pétain… Ou bien, avant ceux-là, les thermidoriens ou un Adolf Thiers.

 

 

« Droite décomplexée », tel était en effet leur cri de guerre, et leur projet, quand, en 2007, ils s’élancèrent à l’assaut de la République française. Et depuis cinq ans, ils n’ont été que cette « droite décomplexée ». Et c’est ce qu’ils voudraient bien continuer à être en tentant, de faux dérapages en vraies provocations, d’attirer à eux les suffrages de ces égarés de lepenistes. Après le prochain scrutin présidentiel, si du moins ils gagnent encore cette élection, c’est ce qu’ils seront avec encore moins de réserve et moins de retenue.  

 

 

Une chose m’étonne beaucoup dans tout le bruit qu’on fait autour de cette affaire de « civilisations » qui ne se vaudraient pas, c’est qu’on n’évoque jamais l’atavisme comme une possible cause de la propension de Claude Guéant ou de tel autre militant de cette « droite décomplexée » à toujours tout ramener aux dogmes qui étaient à la mode dans les milieux dominants de l’Occident entre les deux guerres. Qu’est-ce qui est scandaleux dans les paroles du député de la Martinique ? Est-ce qu’en France les femmes ont toujours joui des mêmes droits civiques (droit de voter, droit d’être élues) que les hommes ? Est-ce qu’il n’y a jamais eu en France, je ne dis pas nécessairement parmi les ascendants de Claude Guéant ou de François Fillon, mais peut-être dans leur voisinage proche ou lointain, des gens qui en firent tuer des milliers d’autres, ou qui les regardèrent mourir sans vraiment s’émouvoir parce que, selon eux, ils appartenaient à des « civilisations » inférieures à la leur ? Ha ! Quel bonheur de ne pas savoir garder la mémoire de ses propres laideurs, tout en étant capable de se rappeler toutes celles de son prochain ! 

 

 

Comme cette histoire de « génocide arménien », par exemple, que tout Turc, parce qu’il est Turc, devrait expier pour ainsi dire à perpétuité. Tandis qu’aucun Français, surtout ceux qui s’engraissèrent en faisant saigner le burnous ou le boubou, n’auraient absolument rien à se reprocher. Ou cette affaire de Libye où, Bernard-Henri Lévy jouant les éclaireurs, Sarkozy et Cameron allèrent bravement apporter la démocratie, comme il y a un siècle ou deux leurs aïeuls répandaient leur inégalable « civilisation ». Ou celle de Syrie, où ils n’ont peut-être pas allumé l’incendie, mais où ils sont en train de tout faire pour l’attiser afin qu’il se propage le plus loin et dure le plus longtemps possible. Ou encore celle de la Côte d’Ivoire où Paris s’est tant démené et tué ou fait tuer tant des nôtres… Et devinez pourquoi. Pour, s’il faut en croire Jean-Marc Simon, ambassadeur de France en Côte d’Ivoire et grand stratège de l’opération « Capturez Gbagbo ! », ressusciter Houphouët : « Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d'Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l'espérance. (...). Nous avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du président Félix Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique » (Le Nouveau Réveil 18 juin 2011).  

 

 

Ils sont adossés à des armées formidables dotées de l’arme atomique. Ils entretiennent dans le monde entier des services secrets tentaculaires, c’est-à-dire des bandes d’espions, de provocateurs, de diversionnistes et même d’assassins. Grâce à quoi ils font aux peuples faibles, ou leur font faire, ce qu’ils veulent, sans se soucier le moins du monde de ce qu’il leur en coûte. Mais ne leur parlez surtout pas de Sétif, ni de Guelma, ni de Madagascar, ni d’octobre 1961, ni de Charonne, ni de la « semaine sanglante », ni de « bloody Sunday » ni de Boby Sand, ni de la baie des Cochons, ni des bombardements au napalm, ni de Guantanamo, ni de Dimbokro, ni de Séguéla, ni de Palakha, ni de Victor Biaka Boda, ni de Duékoué, ni des gendarmes de Bouaké et de leurs enfants, ni des danseuses d’adjanou, ni des soixante et quelques jeunes gens aux mains nues massacrés devant l’hôtel Ivoire, impunément, par les hommes du colonel Destremau, le 4 novembre 2004, etc., etc., etc.. Ça les offusquerait, les bonnes âmes…  

 

 

Le diable est déjà fastidieux quand il se présente à nous sous son vrai jour, mais quand il s’est fait ermite et prétend nous faire la morale, il est tout à fait insupportable. 

 

Marcel Amondji

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5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 07:35

Ne faites pas de la maison de mon père une maison de trafic.  Jn. 2 - 16

 

 

Découvrant dans L’Intelligent d’Abidjan du 28 janvier 2012 ces paroles que Laurent Fologo aurait prononcées, la veille, lors de la réunion du Cnrd dont il serait depuis devenu le principal animateur, je croyais entendre encore l’un de ces chantres du désarmement moral : «Il faut que nous acceptions le dialogue, il faut que nos frères qui sont au pouvoir acceptent le dialogue (…) J’ai fait partie de tous les régimes sauf le régime militaire. Je suis comme le notable du village, je peux donc tenir ce langage. Je ne veux pas d’une opposition de belligérants, de conflits, de casses, de fusils. On peut ne pas être d’accord et se respecter (…) Un parti qui a la plupart de ses cadres à l’extérieur du pays, voire en prison, est affaibli, mais le rassemblement et le réalisme, la volonté de travailler avec sérénité et raisonnablement, sont les ingrédients qui peuvent donner la force à l’opposition. Je ne serai jamais du côté des casseurs. Nous devons, par le dialogue, renoncer à tout ce qui est violence, belligérance, conflit. Nous devons donc accepter de parler avec les uns et les autres. Tout ce que nous faisons pour la réconciliation et pour la paix n’aboutira à rien si nous refusons de nous parler. »

 

Ceci n’est pas une attaque dirigée contre la personne de Laurent Fologo. Je n’ai personnellement rien contre ce citoyen. D’ailleurs, je suis sûr qu’il est foncièrement honnête et que, tout au long d’une carrière qu’il n’avait pas briguée, mais qu’il n’était pas non plus en son pouvoir de refuser de faire, dans toutes les fonctions et missions que lui confièrent Houphouët, Bédié ou Gbagbo, il fut, quant à lui, constamment de bonne foi ; tandis que, très probablement, ceux qui l’ont employé n’ont jamais dû voir en lui qu’un… « idiot utile ». Je suis même prêt à reconnaître que, depuis 2002, Fologo a donné assez de preuves qu’il y avait chez lui un bon fond d’authentique patriotisme. Cela aurait pu le porter, malgré son extraordinaire inculture politique, à plus de discernement quant à ses engouements politiques. Malheureusement pour lui, il y a ce qu’on appelle la reconnaissance du ventre, et la politique de même nom… Fologo idolâtrait Houphouët pour tout ce qu’il en avait reçu ; et c’est une maladie dont, selon ses propres dires, il n’est toujours pas guéri à ce jour, malgré le 19 septembre 2002, malgré le 4 novembre 2004, malgré le 11 avril 2011… Si on voulait compiler tous les éloges d’Houphouët sortis de sa bouche seulement depuis son ralliement à Laurent Gbagbo, on en remplirait plusieurs volumes. C’est un premier reproche qui peut très légitimement fonder à son encontre la défiance de ceux qui sont convaincus que c’est à Houphouët, et à lui seul d’entre tous les Ivoiriens, que notre pays doit toutes les misères qu’il endure. Mais il y a un reproche encore plus grave : selon ses propres dires, L. Fologo est prêt à servir sous tous les régimes sans se poser des questions de conscience sur leur nature : « Oui, confiait-il naguère au Nouveau Réveil (07 septembre 2007), aujourd’hui comme hier, contre vents et marées, je réaffirme et assume le sens de mon modeste combat et de ma détermination : je suis pour le meilleur et pour la République. Mon choix est clair. J’ai soutenu, je soutiens, je soutiendrai toujours tout Président que, par la volonté de Dieu, le peuple ivoirien se donnera, quelles que soient son ethnie, sa région, ses croyances. »  Et aussi, sans doute, quelle que soit la manière dont il est devenu président…  Autrement dit, le nouveau « vice-président du Cnrd doté des pleins pouvoirs » est un homme qui n’a, en principe, aucune raison de ne pas être, aujourd’hui, aussi proche du régime issu du coup d’Etat franco-onusien du 11 avril 2011 qu’il le fut, hier et avant-hier, de tous les régimes précédents. A l’exception, aime-t-il se vanter, de l’éphémère régime du général Guéi. Mais, si exception il y eut, n’était-ce pas seulement parce ce régime-là ne dura pas assez pour offrir à Sa Modeste Suffisance quelque bonne occasion de s’y rallier ?

 

Lorsque, en pleine réunion du Cnrd, Fologo proclame avec assurance : «Le CNRD doit être pour le FPI ce qu’est le RHDP pour les autres. Etre dans l’opposition ne signifie pas quitter la Côte d’Ivoire, ne plus travailler pour la Côte d’Ivoire ni empêcher de travailler pour la Côte d’Ivoire (…) Nous ne voulons pas d’un CNRD amputé, mais renforcé et déterminé à jouer son rôle, sous la responsabilité de Bernard Dadié, pour faire en sorte que nos camarades emprisonnés et exilés reviennent», il inscrit en fait cette coalition, ses objectifs et sa méthode dans la perspective qui est la sienne depuis toujours. Ce train de la résistance qu’il a pris en marche, il prétend régler sa vitesse et décider de sa destination à sa convenance, sans se soucier de ce que peuvent penser ou dire les autres voyageurs, en particulier ceux qui furent les premiers à s’y embarquer, ces populations de nos villes et de nos villages qui nous crient chaque jour leur ras-le-bol de ce régime de « nassarafôtigui » – c’est ainsi que les gens de Kong surnommèrent les premiers d’entre eux qui se vendirent aux Français –, et de ses Frci. Mais Fologo sait-il seulement où il va ? Mais est-ce qu’il s’en soucie vraiment ? Celui qui toujours a suivi les routes frayées, aplanies et balisées par d’autres est-il vraiment le mieux placé pour rechercher et pour découvrir la voie par laquelle la patrie meurtrie et asservie retrouvera son intégrité et sa liberté ? Et s’il est possible qu’il la découvre par hasard, aura-t-il la fermeté nécessaire pour affronter toutes les embûches que nos ennemis ne manqueront pas d’y multiplier ?

 

Si Fologo a cru pouvoir exposer aussi franchement ses vues sur l’objectif et la méthode du Cnrd, c’est aussi parce qu’il existe aujourd’hui dans cette coalition, une majorité pour partager sa vision collaborationniste. D’ailleurs il ne fut pas le seul à y défendre cette conception un peu molle de notre devoir sacré de résistance face aux ennemis de notre patrie. Danielle Boni, la digne fille de l’Alphonse Boni qui enfanta les lois scélérates qui permirent toutes les forfaitures des années 1960, et qui ouvrirent la porte à tous les attentats ultérieurs contre notre patrie, est prête, elle aussi, à toutes sortes d’arrangements avec ce régime de coup d’Etat. Et elle rêve même de nous y entraîner tous à sa suite. Après la séance où Fologo fut promu « homme fort » du Cnrd, D. Boni confia au « Trait d’union » (30 janvier 2012) : « Il faut que nous rentrions en négociation avec le pouvoir, avec les autorités pour pouvoir essayer d’entamer ce dialogue et faire bouger les choses, de façon à ce que la réconciliation soit une vraie réconciliation. (…). Il faut également que nous sachions nous mettre dans un nouveau contexte, parce que nous sommes l’opposition. Alors, il faut que là aussi, nous changions certaines manières de faire. De cette manière-là, je pense, nous pourrons arriver à nous entendre. C’est pour cela que vraiment je suis pour la réouverture des négociations. Qu’on s’assoit, que nous parlons, que nous discutons, (…). Le gouvernement a besoin de calme pour pouvoir travailler sur des dossiers importants ; (…). Tout doit se faire dans le calme avec une opposition qui, comme dans tous les pays, jouera son rôle de critique, mais aussi de proposition. A partir de là, je crois que le peuple ivoirien, qui n’attend et qui n’aspire qu’à la paix, veut une politique apaisée. Donc, une classe politique apaisée. » Une classe politique apaisée… On dirait un lointain écho de la « démocratie apaisée » de Bédié, qui n’empêcha point sa chute, ni tout ce qui s’en est suivi. Ironie de l’histoire, c’est en vertu des lois de circonstance forgées par son père que Danielle Boni et de nombreux autres citoyens furent assignés à résidence par les bénéficiaires du coup d’Etat du 11 avril 2011…

 

Cet article n’est pas non plus une ingérence dans les affaires intérieures du Cnrd auquel je n’appartiens pas, même si, comme je l’ai écrit à son président, mon maître et mon ami Bernard Dadié, au lendemain de sa création, c’est évidemment le lieu que j’aurais choisi pour exercer ma citoyenneté si je vivais au pays. Et si, avais-je cependant ajouté, le Cnrd avait adopté pour son manifeste la déclaration solennelle du FPI lue par Pascal Affi Nguessan le 16 janvier 2006. Rappelez-vous : « Au lieu de servir les intérêts de la paix en Côte d’Ivoire, l’Onuci, Licorne, le GTI et le Premier Ministre du Gouvernement de la Côte d’Ivoire sont devenus des instruments de la France au service de la déstabilisation et de la recolonisation de la Côte d’Ivoire. C’est au nez et à la barbe des forces de l’Onuci qu’en Novembre 2004, l’armée française en Côte d’Ivoire (Licorne) a massacré plus de 70 jeunes Ivoiriens aux mains nues et occasionné plus de 3000 blessés. A Guitrozon, A Gohitafla, à Anyama, Agboville, à Akouedo les rebelles ont pris d’assaut les casernes militaires, tiré sur les populations civiles et mis à rude épreuve la paix sociale dans l’indifférence méprisante des forces onusiennes et françaises. » J’ai pris la liberté d’intervenir à propos des changements intervenus parce qu’en tant que citoyen et en tant que patriote, je suis l’un de ceux pour lesquels et au nom desquels le Cnrd a été fondé. En ce sens, ce qui s’y passe me concerne aussi.

 

Pour bien juger de la dangerosité de cette exhibition de postures et de propos défaitistes, il faut aussi considérer le moment choisi. C’est au moment où Nicolas Sarkosy recevait en grande pompe le couple Ouattara, que cela eut lieu. Peut-être ne faut-il y voir qu’une coïncidence. Mais alors, ce serait une coïncidence bien malheureuse. Que dis-je ? Malheureuse ? Pas pour tout le monde, hélas ! Pour les colonialistes impénitents que nous avons vus, sur les images venues de Paris, gambader autour des Ouattara comme s’ils venaient de trouver un trésor, ce serait au contraire tout bénéfice que nous baissions les bras et les laissions s’emparer de tous les leviers du pouvoir chez nous sous le masque de Ouattara comme ils le firent en 1963 sous celui d’Houphouët. Du coup, il ne serait pas surprenant que les mêmes aient soufflé leurs drôles d’idées à Fologo et D. Boni, qui ne sont pas leurs ennemis, tant s’en faut !

 

A la recherche de documentation pour étayer cet article, je suis tombé par hasard sur cette confidence qu’un ancien « chargé de mission » au cabinet d’Houphouët aurait faite au journaliste résistant Didier Dépry « après les événements de novembre [2004] qui ont vu la force française Licorne tuer plus d’une soixantaine de jeunes Ivoiriens aux mains nues », et que celui-ci a rapportée dans « Notre Voie » du 10 septembre 2011 : « Le véritable Président de la Côte d’Ivoire, de 1960 jusqu’à la mort d’Houphouët, se nommait Jacques Foccart. Houphouët n’était qu’un vice-président. C’est Foccart qui décidait de tout, en réalité, dans notre pays. Il pouvait dénommer un ministre ou refuser qu’un cadre ivoirien x ou y soit nommé ministre. C’était lui, le manitou en Côte d’Ivoire. Ses visites étaient régulières à Abidjan et bien souvent Georges Ouégnin (le directeur de protocole sous Houphouët) lui cédait son bureau pour recevoir les personnalités dont il voulait tirer les oreilles ». Ce sont des choses que Fologo, qui aime tant à se vanter de sa longue fréquentation d’Houphouët, savait sans doute, même s’il s’est toujours gardé d’en parler en public. Et sans doute n’ignore-t-il pas non plus que telle est la situation promise à Ouattara par rapport à celui qui fait actuellement le Foccart auprès de Sarkosy. Quant à moi, même si je n’en avais pas encore une connaissance aussi précise avant d’avoir lu l’article de D. Dépry, cette révélation ne m’a point surpris car j’avais subodorée cette réalité dès 1959, à l’occasion d’une audience houleuse d’Houphouët, alors Premier ministre du gouvernement de la loi cadre. (Voir « Félix Houphouët et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende » ; pp. 230-232).

 

J’ai toujours considéré qu’il est impossible de bien comprendre ce qui se passe au présent en Côte d’Ivoire sans se référer à l’histoire de ce pays et de ses habitants naturels depuis qu’ils existent comme société politique. C’est ma différence essentielle avec bon nombre de nos concitoyens qui font comme s’il n’y avait aucune leçon dans notre histoire passée qui mériterait qu’on se la rappelle. C’est aussi la grande différence entre le nouveau vice-président du Cnrd revêtu de ses pleins pouvoirs et le président Bernard Dadié, raison pour laquelle celui-là aurait été choisi pour …suppléer celui-ci. Soit dit en passant, ce n’est pas la première fois que Fologo est appelé à remplacer Bernard Dadié. Il lui a déjà succédé une fois comme ministre de la Culture. Ça n’avait pas vraiment été une réussite…[1]

 

Si Dieu le veut, et pourquoi ne le voudrait-il pas, Bernard Dadié sera centenaire dans moins d’un lustre. La dernière fois que je l’ai vu en chair et en os, c’était il y a six ou sept ans, il pétait la forme. Depuis, je l’ai eu quelques fois au téléphone, la dernière fois, pour parler résistance et du Cnrd, justement ; je n’ai jamais perçu dans sa voix qu’il avait perdu pied avec la réalité ; au contraire bien de sexagénaires et de septuagénaires à la mode pourraient envier sa cohérence avec notre drame national. En tout cas, d’après l’impression que j’ai retiré chaque fois de nos contacts, je suis absolument convaincu qu’on pourra aligner 10 ou même 100 Fologos à côté d’un Bernard Dadié même accablé par le poids de toutes ses années de lutte et de réflexion, ils ne feront jamais le poids.

 

Je croyais jusqu’à présent que de ce côté-ci du front, nous étions tous d’accord pour donner à cette longue crise, dont le 11-Avril n’a été qu’un paroxysme particulièrement violent, son véritable nom : une guerre du colonialisme français pour rétablir sur la Côte d’ivoire un régime fantoche totalement à sa dévotion. La comédie qui s’est jouée à Paris à l’occasion de la visite du couple Ouattara au couple Sarkosy a bien montré que c’est bien de cela qu’il s’est agi. Je constate que nous n’en sommes pas (ou n’en sommes plus) d’accord. A l’intérieur du pays ou parmi nos compatriotes exilés, des factions se sont formées ou se forment en vue de rechercher des arrangements « mangécratiques » avec nos adversaires. Après l’échec de l’opération Mamadou Koulibaly, on a essayé tour à tour les Gervais Coulibaly, les Kabran Appiah, les Théodore Mel, en vain. Alors on nous ressort Fologo, le passe-partout, avec peut-être le secret espoir que nous n’ayons retenu de lui que quelques phrases comme : « Je ne suis pas fier de ce qui arrive à mon pays (…). Malgré toutes les concessions faites par le Président Gbagbo depuis Lomé en passant par Marcoussis, Pretoria I et II, Accra, etc., nous avons aujourd’hui le sentiment d’avoir été bernés, floués, puisque nous nous retrouvons après près de huit ans, la guerre toujours devant nous. Hélas ! Ce qui me fait mal, ce n’est pas que les gens veuillent nous dominer. Mais qu’ils trouvent à l’intérieur de nos Etats des personnes pour les applaudir (…) » (Fraternité Matin 28 décembre 2010). Mais sait-on bien pourquoi toutes les tentatives précédentes ont échoué ? C’est parce que cette affaire n’est pas une affaire qui pourrait se régler seulement entre quelques-uns parce qu’ils sont les plus instruits ou les plus riches ou les plus connus et estimés à l’étranger, mais une affaire que les simples gens de notre pays sont déterminés à régler eux-mêmes, à leur manière, avec leurs faibles moyens mais avec la ferme volonté de ne plus se laisser berner par quiconque. Et, pour les conduire, ce ne sont pas des perroquets d’Houphouët, même dessillés, même convertis au néocolonialisme verbal, qu’il voudront prendre, mais des gens comme eux, parlant le même langage qu’eux et qui vont nécessairement surgir d’au milieu d’eux quand le temps sera venu.

 

Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé la situation de la Côte d’Ivoire à la charnière 2010-2011 à celle des années 1963 et 1964. L’objectif de nos ennemis, se couvrant alors du masque d’Houphouët, était le même qu’aujourd’hui. Et ils y parvinrent en éliminant d’un coup tous ceux qui auraient pu contrecarrer les orientations néocolonialistes de leur fantoche. Mais il y a aussi une grande différence entre les deux situations : ce qui caractérise la situation politique consécutive au contentieux électoral de novembre 2010, c’est la volonté de résistance de la très grande majorité des Ivoiriens. Déjà manifeste dans les urnes du premier tour du scrutin présidentiel, elle s’est retrouvée dans le refus de Gbagbo, fort du soutien de l’opinion, de céder le fauteuil présidentiel au candidat de l’étranger appuyé par les égorgeurs du 19 septembre 2002, puis dans l’héroïque défense d’Abidjan, et enfin, dans le départ volontaire en exil de tous ceux, civils et militaires, qui n’ont pas voulu se soumettre au diktat de la France de Sarkosy. À l’inverse, après 1963-1964, n’ayant rencontré aucune résistance, les Français et leur fantoche purent impunément jouir de leur forfait  pendant les 30 années suivantes. Autre enseignement de cette époque lointaine : nous y avons déjà vu à l’œuvre les idées prônées par Fologo et consort, et nous savons où cela peut conduire de placer sa confiance dans de tels prophètes. Pour obtenir le désarmement moral de ses victimes et de ceux qui avaient partagé leurs misères, Houphouët organisa une cérémonie de réconciliation au cours de laquelle il avoua avoir été trompé par une de ses créatures, le policier Pierre Goba. Après quoi, une petite minorité des anciennes victimes des rafles de 1963 et de 1964 retrouvèrent leurs biens et leur situation sans que pour autant le pays ait recouvré sa pleine indépendance, et sans que la situation de la majorité des Ivoiriens se soit vraiment améliorée. Voilà tout ce que la grande majorité de nos concitoyens gagneraient aujourd’hui à se prêter aux arrangements sans principes auxquels les incitent Fologo et consort.

 

Pour conclure, et en guise d’illustration ou de justification de mon propos, voici l’amorce d’un débat sur le même sujet entre deux de nos compatriotes de la Diaspora, que l’un d’eux m’a spontanément communiquée alors que cet article était déjà presque entièrement rédigé. On devine le point de vue qui a ma préférence : je ne crois pas qu’il faille se taire devant Fologo ni devant quiconque prétend « qu’il faut accepter et solliciter le dialogue avec le pouvoir. » Ce n’est pas en cessant de résister qu’on gagne sa liberté. Mais selon moi, à ce stade, l’autre point de vue n’est pas moins respectable. Par conséquent, il est bon et utile que ce débat se poursuive. Aussi bien, ce qui nous a manqué le plus tout au long de nos cinquante et quelques années d’existence nationale, ce ne sont ni les faux consensus, ni les marchés de dupes, ni les réconciliations poudre-aux-yeux, mais de pouvoir débattre ; vraiment débattre…

 

Marcel Amondji

 

 

De Sahiri Léandre à Gnazegbo Liadé

Réponse à
Fologo traite les militants du FPI d'extrémistes.

 

Chères sœurs, chers frères,

Après le meeting du FPI du 21 janvier 2012, monsieur Fologo a eu l'audace de traiter les partisans de Gbagbo d'extrémistes. L’agent double dans son costume habituel. Il a abandonné les pas du Gbégbé pour le Goumbé.

1) Dans le mois de juin 2010, monsieur Fologo répondait aux questions d'un journaliste de RFI.
RFI : Monsieur Fologo, est-ce que les élections présidentielles de 2010 pourront se tenir dans un pays coupé en deux ?
Réponse de monsieur Fologo : On n’a pas besoin de désarmer toute la Côte d'Ivoire avant d'aller aux élections.
Monsieur Fologo avait dit exactement ce que pensait l'Elysée pour emmener Gbagbo aux élections.

2) Après l'installation de Ouattara au pouvoir par l'impérialisme occidental, voici ce que déclarait Fologo : « Comme au sport et en football, lorsqu'on perd, il faut savoir perdre, il faut savoir féliciter le vainqueur... C'est ce que j'ai fait en me rendant au Golf hôtel saluer le président Ouattara... Donc, si le président Ouattara m'avait confié une mission, je l'aurais accomplie avec autant de dévouement et de loyauté... Je sers la république... Je ne sers pas les individus ». Sauf que notre ami Fologo oublie que celui qu'il appelle président a été mis en place de force par l'Occident qu'il combattait hier. On ne peut être combattant pour la souveraineté et accepter son contraire.

Fologo doit avoir la lucidité de dire que sa mission en politique est terminée. Il ne peut pas continuer de ruser avec le peuple ivoirien pour ses seuls intérêts et encore moins avec le FPI. Ne cédons pas au chantage.

Fologo et Alassane peuvent garder leurs prisonniers. Quelle est la différence entre quelqu'un en liberté avec son compte gelé et un prisonnier ? Il y a des cadres du FPI qui meurent étant en liberté parce que leurs comptes sont bloqués.

Restons vigilants !

L. G. (31 janvier 2012) 

 

Mon cher frère Liadé,

A mon humble avis, il faut éviter de dresser les Ivoiriens contre ce monsieur-là qui a même représenté LG à des sommets et qui a défendu des positions courageuses et patriotiques, qui a lancé des idées fortes comme le « sursaut national ». En tant que citoyen libre comme toi et moi, rien ne l'empêche de changer d'avis et de camp. Comme je l'ai déjà dit, il a dénoncé et fustigé l'extrémisme de tous les bords et de tous les camps. Or, l'extrémisme, c'est l'excès, et l'excès nuit à soi et aux autres. Ayons le courage de tuer en nous toute vindicte et toute passion. Ayons le courage de reconnaître nos erreurs pour ne pas les répéter. Bonne journée.  

L.S. (Mercredi 1er février 2012 12h34)

 
Mon cher Sahiri,

J'ai simplement peur du syndrome du complot du chat noir de 1963 (sic). En 1963, l'impérialisme occidental et Houphouët-Boigny avaient emprisonné tous les opposants. Ces prisonniers politiques avaient été humiliés et affamés. Avant leur libération, la France et Houphouët avaient exigé de leurs prisonniers des garanties. C’est-à-dire abandonner la lutte démocratique au profit du parti unique. C’est comme çà les partis d'opposition ont été étouffés sous la pression de l'impérialisme français. Nous sommes dans la même situation aujourd’hui. Ouattara utilise les mêmes méthodes en empêchant les meetings de l'opposition. Il crée la terreur comme Houphouët l'avait fait en 1963. Fologo, Madame Boni Claverie ont tous changé de discours et sont prêts à se soumettre à la dictature de Ouattara. La France a mis Gbagbo en prison pour arrêter la lutte. Tu es un des premiers à le prouver. Sarkozy a trouvé la faille. Arrêtez Gbagbo et ses partisans et les Français pourront tranquillement exploiter la Côte d'Ivoire. Et si Sarkozy refusait de libérer Gbagbo ? Nous allons arrêter toutes manifestations politiques en Côte d'Ivoire ? Dans ce cas il faudra dissoudre le FPI. La différence entre toi et moi, c’est que tu lies ton combat à un homme. Je me bats d'abord contre l'occupation occidentale en Côte d'Ivoire et en Afrique en général. Fologo n'est pas un combattant. Il fait la politique de celui qui arrive au pouvoir. Il a toujours choisi le camp des gagnants, c’est un griot politique et non un combattant pour la démocratie. Les Tagro Désiré, Bohoun Bouabré feront partie de l'histoire de la lutte démocratique. Continuons le combat pour la libération de la Côte d'Ivoire. Nos prisonniers sont aussi entrés dans l'histoire. Pourquoi as-tu peur pour Gbagbo ?

La lutte continue. 

L.G. (jeudi 02 février 2012)



[1] - Lors du remaniement ministériel du 9 juillet 1986, Houphouët attribua à Fologo le département de la Culture en plus de ceux de l’Information et de la Jeunesse et des Sports. Mais Fologo abandonna très vite le département de la Culture trop spécialisé sans doute et, d’ailleurs, plutôt ingrat sous le rapport du budget.

 

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8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 10:13

“Une victoire à la Pyrrhus, on connaissait déjà l’expression. Maintenant on pourrait bien parler d’«une victoire à la Ouattara» concernant la Côte d’Ivoire. En effet, le vainqueur de la présidentielle du 28 novembre 2010 se trouve comme assiégé par trois camps. Il y a d’abord celui des vaincus mais irréductibles [...], et ceux des deux faiseurs de roi que sont les Forces nouvelles (ex-rebelles) de Guillaume Soro et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci) de l’ex-président Henri Konan Bédié.” Marcus Boni Teiga

 

Les ouattaristes avaient commencé l’année 2011 dans l’euphorie d’un remake de la célèbre « marche sur Rome » des bandes mussoliniennes. Moins de huit mois après « leur victoire » remportée grâce à l’intervention armée de la France sarkosyenne, les voilà déjà partis pour finir comme l’éphémère « République de Salo ».

D’abord il y a eu le fiasco monumental de ce qui aurait dû être des élections législatives et qui ne fut qu’une cooptation de prébendiers et de « mangecrates » avides de profiter de la bonne fortune de leur soi-disant coreligionnaire et compatriote du Nord. Les Ivoiriens, eux, ont massivement boudé ce scrutin, signifiant par là aux fantoches et à leurs parrains français, étatsuniens et onusiens leur rejet unanime du coup de force du 11-Avril. Avec seulement 15% à 20% de participation au mieux, probablement aucun des « élus » du 11 décembre 2011 n’a même atteint le taux de 50% des inscrits nécessaire pour l’être en toute légitimité. Mais la leçon la plus remarquable de ce scrutin à l’envers, c’est l´aveu implicite par le président de la Cei lui-même, de sa forfaiture de décembre 2010. Car comment croire encore que ce Youssouf Bakayoko était sincère lorsqu’il proclama le résultat du scrutin présidentiel, quand, après le 11 décembre, on l’a entendu mentir si effrontément sur le taux de participation, à seule fin d’enjoliver les résultats d’un scrutin sans véritable enjeu ?

Ensuite il y a eu les exactions récurrentes des prétendues « forces républicaines » et les vaines gesticulations de leurs patrons civils et militaires pour nous faire accroire qu’ils les tiennent bien en main. Mais, à peine Ouattara, Soro et leur chef d’état-major d’opérette ont-ils poussé leur coup de gueule convenu contre les tueurs de Vavoua, que ceux de Sikensi faisaient de nouveaux morts parmi les manifestants aux mains nues qui protestaient contre un premier meurtre. Il est clair que ces bandes hétéroclites n’ont même pas de chefs capables de se faire obéir d’elles. Ouattara et ses complices ont beau multiplier les pantalonnades, ce n’est pas encore demain la veille – à moins d’un miracle bien improbable – qu’ils changeront des mercenaires livrés à eux-mêmes depuis si longtemps et tellement accoutumés à l’impunité, en gentils petits soldats bien disciplinés. Il faut même s’attendre à voir les désordres actuels perdurer et s’aggraver même, car ce régime n’a pas d’autre force armée sur laquelle s’appuyer que celle-là, et il ne peut donc pas se permettre de se les mettre à dos en exigeant trop d’elle.

Devant leur impopularité grandissante, et dans le vain espoir d’y remédier, les fantoches au pouvoir n’ont rien trouvé de mieux que d’offrir au bon peuple d’Abidjan des jeux et du pain comme cela se pratiquait dans la Rome impériale quand les dominants voulaient endormir la conscience des dominés. C’était la fonction des illuminations du Plateau et du feu d’artifice. Dans son allocution de nouvel an, Ouattara s’est glorifié des dons d’aliments qu’il aurait fait à des familles nécessiteuses. On a pu voir aussi dans la presse la photographie d’un préfet recevant à titre personnel une enveloppe des mains d’un représentant du ministère de l’Intérieur. Ce n’est sans doute pas une première en soi dans l’histoire de la CI que cette distribution d’enveloppes. C’était déjà le ressort secret du prétendu charisme d’Houphouët. Bédié en avait repris la pratique de façon ostentatoire, mais c’était encore devant des publics choisis – ce qui, soit dit en passant, n’empêcha pas que le jour de sa chute, aucun de ses prébendiers ne leva même le petit doigt pour le défendre –. La nouveauté, c’est que cette fois-ci cela s’est fait pour ainsi dire sur la place publique. Signe des temps ! En somme, celui que ses partisans surnomment « warifatchè » – c’est, comme qui dirait, l’homme qui transforme en or tout ce qu’il touche – nous prévient qu’en matière de corruption, non seulement il n’a pas plus de scrupules que ses prédécesseurs, mais il n’a même pas leur pudeur…

A cet égard, Guillaume Soro n’est pas en reste. Pour la nuit du 31 décembre, il s’est offert un petit triomphe dans son fief de Ferkessédougou, avec un spectacle musical à la Woodstock et un feu d’artifice grandiose, probablement le premier jamais tiré dans cette localité. Première mise de fonds pour s’acheter l’assise politique qui lui manquait, et dont sans doute le manque se fait sentir de plus en plus cruellement à mesure que se dissipe l’aura qui enveloppait « le Saint-Just des forces nouvelles » tant que celles-ci ne s’étaient pas montrées sous leur vrai jour comme à Duékoué, Abengourou, Vavoua, Sikensi et autres lieux.

Le clou de ces réjouissances démagogiques a été l’exhibition de football qui eut lieu au stade Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan dans l’après-midi du 5 janvier. Pour s’attirer la sympathie des Abidjanais qu’ils savent friands de ce port, Ouattara et son gouvernement y affrontèrent la Fédération ivoirienne de football ! Les premiers l’emportèrent par un score de 3 à 0 auquel contribuèrent personnellement le président et le Premier ministre, chacun marquant son but. Le lendemain matin, tous les journaux proches du pouvoir montraient des images d’un « Félicia » archicomble. On se doute bien que des gens qui savent si bien bourrer les urnes et truquer les résultats électoraux n’ont rien laissé au hasard : le spectacle était gratuit… Reste à savoir si remplir un stade de milliers de badauds fanatiques aura suffi pour redorer le blason d’un régime déjà à bout de souffle après seulement huit petits mois d’existence.

Un qui est aussi en quête de reconnaissance, mais qui peine visiblement à convaincre les Ivoiriens de sa bonne foi, c’est Charles Konan Banny, le président d’une très improbable Commission dialogue vérité et réconciliation qu’on désigne plus communément par l’acronyme : Cdvr. A ce propos, voyez comme parfois les mots nous jouent des tours. Prenez ce sigle, par exemple : « cdvr ». Placez un « a » après le « c » et après le « d », puis un « e » après le « r », et vous obtenez : « cadavre »… Simple coïncidence, certes. Mais, dans un pays comme la Côte d’Ivoire, où il y a encore tant de superstitieux – et Charles Konan Banny en est un notoire ! –, n’eut-il pas été plus sage d’appeler cette commission autrement ? Cependant ce souci-là est loin d’être le seul que notre apprenti réconciliateur aura à affronter. Voici deux anecdotes qui illustrent bien ce qui selon moi constitue le plus gros handicap de la Cdvr : la personnalité de son président, un dangereux cocktail de vanité, de naïveté et d’ambitions souvent déçues avec leurs séquelles de frustrations recuites, sur un fond d’houphouélâtrie familiale et de francophilie atavique... Il y a peu, des jeunes citoyens, partisans de Laurent Gbagbo, qu’il recevait en audience en ont fait la désagréable expérience. Cet « homme de dialogue » ne supportait pas qu’ils lui parlent comme des citoyens responsables libres de leurs opinions et de leur allégeance. Banny étala à cette occasion une conception si mesquine et si sectaire de la Justice comme de son propre rôle à la tête de la Cdvr qu’on pourrait douter de sa compétence pour une telle mission. Quelques jours plus tard, au cours d’une tournée dans l’Ouest martyr, il frisa le ridicule en déclarant qu’il considérait ses activités actuelles comme la poursuite de son programme de gouvernement quand il était Premier ministre. Il serait intéressant de savoir ce que ceux qui lui ont confié cette noble mission ainsi que les éminentes personnalités dont il s’est entouré ont pensé de cette manière égocentrique de comprendre le rôle de la Cdvr.

Chaque fois qu’il a l’occasion de prendre la parole – et il sait l’art de multiplier ces occasions –, Banny s’exprime comme si sa fonction à la tête de la Commission dialogue, vérité et réconciliation avait fait de lui le cogérant de la République. Ainsi, à l’occasion du nouvel an, il s’est lui aussi fendu d’une adresse aux Ivoiriens aussi longue que celle de Ouattara… Il n’est pas impossible que sa fonction lui soit montée à la tête et qu’il considère la présidence de la Cdvr comme une sorte d’apanage ou même comme un butin qu’il se serait acquis par sa contribution personnelle à la victoire de Ouattara. Le risque, c’est que cet organisme qui ne peut fonctionner efficacement que de manière collégiale et en s’ouvrant à la participation responsable de l’ensemble de la communauté nationale en soit bientôt réduit à n’être que le fonds de commerce de son seul président.

Déjà, beaucoup d’Ivoiriens n’ont qu’une confiance limitée dans la Cdvr comme facteur de la réconciliation nationale. Au cours de sa tournée dans l’Ouest martyr, alors qu’il visitait le camp des déplacés de Naïbly dans la commune de Duékoué, Banny a pu l’apprendre de la bouche même de ces malheureux :

« (…) Vous demandez que chacun de nous plante la graine de la réconciliation. Nous sommes d’accord et nous sommes et restons fiers d’être Ivoiriens. Mais monsieur le président du Cdvr, vous avez également dit que toute réconciliation prend sa source dans la vérité. Sur nos terres où vous nous demandez de retourner, les Dozos et les FRCI y ont encore leurs barrages dressés dans de nombreux villages. La quasi-totalité de nos villages sont détruits et ont besoin d’être réhabilités. Nous sommes aussi confrontés au problème foncier qui a toujours été géré avec parti pris par la force des armes. Des hommes en armes ont même pris de force des portions de terres à nos populations. (…). Nous voulons retourner sur nos terres mais les armes se promènent encore partout. Aussi nous sommes indignés de voir des étrangers vêtus dans la tenue de l’armée de notre pays. »

Il est des circonstances où certaines paroles valent des actes. Le discours des déplacés de Naïbly est l’une de ces manifestations de plus en plus fréquentes et massives par lesquelles les Ivoiriens expriment leur ras-le-bol vis-à-vis de ce régime et de ses frci. Ce qu’on a entendu là, et ce qu’on a vu à Vavoua et à Sikensi, notamment, ce sont autant de preuves que le roi est nu... Il faut se rappeler que Vavoua était sous la botte des miliciens ouattaristes depuis 2002, et que les populations martyrisées qui se sont soulevées contre eux sont celles-là même parmi lesquelles et au nom desquelles ils ont été recrutés. Ces événements ont montré que non seulement les gens n’ont plus peur des frci, mais qu’ils sont prêts à prendre les plus grands risques pour en débarrasser le pays. Ainsi se confirme ce que j’écrivais dans mon précédent article : si nous avons bel et bien perdu la longue bataille de 2002-2010, nous n’avons pas encore perdu la guerre qui nous est imposée depuis des décennies par des gens qui se dissimulent de plus en plus mal derrière des prête-noms de plus en plus transparents.

L’avenir, dit Victor Hugo, n’appartient à personne… Je crois surtout qu’il faut seulement savoir qu’il n’y a pas de fatalité et que chacun a seulement l’avenir qu’il s’est mérité… Je souhaite que cette année qui commence sous des auspices aussi prometteurs nous rapproche de la réalisation de notre vieux rêve de liberté. Je sais bien que ce bonheur ne nous sera pas donné sans que nous consentions encore de lourds sacrifices. Je souhaite donc aussi, chers compatriotes et chers amis qui nous faites l’honneur de fréquenter ce blog, que nous ayons le courage de les accepter, afin que notre chère Côte d’Ivoire ait un jour le bel avenir qu’elle mérite.

Marcel Amondji

 

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16 décembre 2011 5 16 /12 /décembre /2011 15:43

« On ne peut fonder la liberté sur l’emploi d’une force étrangère. Remettons entre les mains des peuples leurs propres destinées. Ceux qui veulent donner des lois, les armes à la main, ne paraissent jamais que des étrangers et des conquérants. » Robespierre


L’image m’avait choqué et je lui avais consacré un billet sur le défunt site « www.credci.net »… « Pacification de la Côte d’Ivoire », disait la légende. On y voit des jeunes hommes allongés par terre dans la rue, quelque part dans Abidjan. Et, debout devant eux, trois ou quatre individus lourdement armés dont l’un, sans doute le chef de bande, tient dans sa main droite, outre son arme, une chicotte dont il frappe violemment l’un des citoyens à terre malgré ses supplications.

 

Ce chicoteur ignorait évidemment qu’il anticipait les conseils que, quelques semaines plus tard, Tiburce Koffi prodiguera à quelques-uns de ses collègues sur la scène même d’un incident de rue dont il était le témoin… Mais – et j’ose à peine l’écrire –, il se peut aussi que ce soit le chicoteur qui inspira l’intellectuel… 

« Ce week-end, nous conte T. Koffi,  j’ai fait l’expérience du bien-fondé de la répression : feu rouge à un carrefour. Nous sommes tous immobilisés. Un conducteur de wôrô wôrô, au mépris des feux, passe. Comme tout le monde, j’observe, écœuré et impuissant, la scène. Soudain, sortent de l’ombre, cinq éléments des Frci qui suivaient, cachés, les manœuvres des conducteurs indélicats. Ils font sortir le conducteur de sa voiture, lui retirent ses pièces. Je sors, moi aussi, de ma voiture, et je les rejoins. Je leur explique qu’il est inutile de lui arracher ses pièces, car il a les moyens aussi bien légaux qu’illégaux de les retirer et pis, de récidiver ! Que faire alors ? Je leur propose une autre solution : qu’ils ôtent le pantalon du délinquant et qu’ils le flagellent, là, dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’il urine sur lui, devant nous ! La méthode leur a paru curieuse, voire douteuse. Je les ai rassurés de son efficacité en leur disant qu’elle s’appelait d’ailleurs MGO (Méthode Gaston Ouassénan – du nom de son illustre inventeur, général d’armée de son état)[1]. Après mon bref exposé scientifique sur la question, l’un d’entre eux (ça devait être le chef) a mis en pratique mes consignes. Ensemble, nous nous sommes délectés des cris de douleur du délinquant. Oui, ce fut un agréable supplice ! Puis, celui qui semblait être le chef a dit : "Kôrô, on dirait que tu as raison, dêh ! Ça là, mogo-là ne va plus jamais griller feu dans pays là !"La flagellation publique comme punition légale aux contrevenants ? Songeons-y sérieusement ! » (Fraternité Matin)

Ainsi, non seulement l’houphouétiste d’aujourd’hui, et jusqu’à un houphouétiste d’élite comme Tiburce Koffi, regarde de telles pratiques sans s’émouvoir, mais encore il en redemande ! Gageons que, contrairement à lui, les non houphouétistes, surtout ceux de mon âge et au-delà, éprouvèrent d’étranges sensations à la vue de cette scène… De notre temps on n’en faisait pas des photographies, encore moins des photographies en couleurs, mais de telles scènes étaient, pour ainsi dire, notre pain quotidien. C’était le travail de ceux que nous appelions avec mépris les « gardes froko », ces exécuteurs des basses œuvres des administrateurs coloniaux auxquels, il y a cinquante et un an, « l’indépendance façon » d’Houphouët a substitué ses sous-préfets et ses préfets…

Cette scène d’un autre temps, et le propos de Tiburce Koffi plus encore, confirment la nature néocolonialiste du régime issu du coup de force du 11 avril 2011. En même temps, ils nous disent que cette histoire ne s’est pas terminée avec la funeste journée. Ils nous disent que nos souffrances ne font que commencer, mais aussi, a contrario, que les vainqueurs du 11 avril ne sont pas très sûrs d’en avoir fini avec leurs victimes. D’où leur volonté d’instaurer un régime de terreur. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres…

 

Le président que nous devons à la belliqueuse générosité de Nicolas Sarkozy se serait assigné pour tâche prioritaire la « pacification de la Côte d’Ivoire »… La généralisation de la « méthode Gaston Ouassénan » en vue de la régénérescence civique des Ivoiriens que préconise Tiburce Koffi lui facilitera-t-elle les choses ou les lui compliquera-t-elle plutôt ? Dieu le sait…

« La pacification de la Côte d’Ivoire », c’est aussi le titre du livre dans lequel Gabriel Angoulvant justifiait ses crimes contre nos aïeuls, dont ses compatriotes convoitaient les terres, le sous-sol, les forêts et la force de travail, et qui n’entendaient pas se laisser faire.[2] Ce mot de pacification et les différentes pratiques qui vont avec, comme les meurtres de masse et les autres formes de sévices corporels sont donc très intimement liés à notre mise en dépendance. Et nous sommes paraît-il devenus indépendants depuis cinquante et un ans. Cinquante et un ans pendant lesquels, à voir les agissements des « Frères Cissé » ou à lire Tiburce Koffi, leur Solon, nous n’aurions donc fait que tourner en rond jusqu’à retomber, dès le lendemain du 11 avril 2011, dans l’époque des « gardes froko » chicoteurs et des gouverneurs pacificateurs.

Au lendemain du 11 avril, beaucoup comparaient l’atmosphère qui régnait dans Abidjan et dans le reste du pays à ce que les Ivoiriens ont vécu en 1963-1964, voire en 1949-1950. La comparaison serait vraie si, après le 11 avril, les Ivoiriens qui résistaient à ce coup d’Etat au long cours (2002-2011) avaient renoncé et s’étaient couchés. Or il n’en fut rien. Les nombreux exilés civils et militaires ont, pour ainsi, voté avec leurs pieds en faveur d’une résistance sans concessions. A l’intérieur du pays aussi les signes se multiplient qu’une volonté chaque jour plus déterminée de résister au nouvel ordre est à l’œuvre. A preuve, le refus général de nos compatriotes de toutes les régions, de toutes les ethnies et de toutes les confessions de participer à la mascarade électorale du 11 décembre. Au fait, où donc étaient passées ces foules compactes qui auraient plébiscité Alassane Ouattara, le 28 novembre 2010 ?

En fait, la seule époque qu’on pourrait comparer à celle que nous vivons depuis le 11 avril, c’est celle qui correspond aux règnes d’Angoulvant et de ses successeurs immédiats, c’est-à-dire grosso modo aux années 1908 à 1920. Epoque qui vit nos aïeuls perdre, sous la pression des Français poussant déjà devant eux leurs mercenaires sahéliens, leur liberté en même temps que leurs droits naturels sur leurs propres terres. Les colonisateurs voulaient des peuples entièrement à leur merci. Ils renversaient partout les dynasties légitimes et, à leur place, ils instauraient des fantoches qu’ils choisissaient de préférence parmi les déracinés, les corrompus et les lâches. Telle fut l’origine de la plupart des chefferies, notamment les chefferies dites « de canton », à travers lesquelles les Français exploitaient leurs conquêtes. Chez nous, grâce à la complicité de l’ancien chef de canton Félix Houphouët, que certains s’obstinent toujours à décorer du titre de père de l’indépendance, ce système fut prolongé très au-delà de ce qu’on nous donna pour une « décolonisation ».

Sous le régime colonial direct, comme sous celui de cette fausse indépendance, les Ivoiriens tentèrent plus d’une fois de secouer le joug. Parfois même, comme à la fin des années 1940 ou en 1960, ils purent croire que le jour de leur libération était arrivé. Mais ils déchantèrent. C’est dans ce sens, et seulement dans ce sens, que les événements de la décennie 2000-2011 sont comparables à ceux de 1944-1950 ou de 1960-1963. Mais il y a quelque chose qui les en différencie radicalement : les Ivoiriens d’aujourd’hui ne sont plus enclins à se laisser faire comme l’étaient ceux de 1950 ou de 1963.

En 1950, nous nous réveillions à peine de la longue nuit coloniale. Peu nombreux étaient ceux d’entre nous qui avaient à la fois une idée claire de nos droits et une volonté bien arrêtée de les recouvrer. Du moins, ceux qui en avaient une idée claire n’étaient pas nécessairement les mêmes qui étaient animés de la volonté de les recouvrer à quelque prix que ce fût. Si beaucoup se montrèrent capables de consentir les plus grands sacrifices, la société dans son ensemble n’était point préparée à affronter la machine de propagande et de répression des colonialistes. Et les chefs qu’ils s’étaient choisis étaient en réalité, ou peu désireux ou tout bonnement incapables de les mener jusqu’au point où ils rêvaient d’atteindre. C’est ainsi que le formidable mouvement insurrectionnel des dernières années 1940 fut vaincu autant par la trahison de son principal dirigeant que par la féroce répression des colonialistes français.

De 1960 à 1963, les toutes premières années de la fausse indépendance furent des années d’immenses illusions. Nous croyions que nous étions entre nous seulement, libres de faire ce que nous voulions et ce que nous croyions devoir faire chez nous, par nous-mêmes, pour nous. Et nous croyions aussi que celui qui nous avait déjà trahis dix ans auparavant était redevenu digne de notre confiance pleine et entière avec l’indépendance qu’il avait solennellement proclamée. Or il avait toujours parti lié avec nos oppresseurs, lesquels, pour leur part, n’étaient point décidés, indépendance ou pas, à nous céder la moindre parcelle du pouvoir qu’ils s’étaient arrogé sur nous. Et, une fois de plus, nous fumes trahis et vaincus. Dans les deux cas, la défaite nous laissa sans réaction, en sorte que nos vainqueurs purent faire dans le pays tout ce qu’ils voulurent des années durant sans être contrariés.

Aujourd’hui au contraire, et alors que la bataille a été d’une brutalité inouïe, les vainqueurs n’ont joui d’une supériorité psychologique que durant quelques semaines à peine. Et les vaincus ne se sont pas couchés. Ils ne se sont pas avoués vaincus. Comme l’autre, ils pourraient dire avec raison qu’ils ont certes perdu une bataille, mais qu’ils n’ont pas perdu la guerre.

Hier, le traître au pouvoir n’avait pas à se donner beaucoup de peine pour nous leurrer parce qu’il agissait sous le masque de l’anticolonialisme symbolisé par le sigle « Pdci-Rda ». Aujourd’hui, s’ils sont toujours au service des intérêts de la France plutôt qu’au service des Ivoiriens, Ouattara, Bédié et consort sont forcés d’agir sous leur vrai visage et, au-delà de leurs serments et de leurs promesses, tout le monde peut voir qui ils sont vraiment, comment ils fonctionnent et qui les manipule.

Jamais les auteurs de nos malheurs n’ont été aussi bien identifiés qu’en cette année 2011. Jamais les enjeux de la lutte séculaire des Ivoiriens pour recouvrer leurs droits spoliés n’ont été aussi clairement perçus par eux que depuis que la France, entraînant avec elle une administration des Nations unies aux ordres d’un quasi apatride, nous a imposé par la force un ersatz d’Houphouët et de son régime de trahison nationale. Aujourd’hui les Ivoiriens savent bien ce qu’ils veulent. Ils ont vu les ruses, les manœuvres sournoises, les violences ouvertes, grâce à quoi les colonialistes les ont une fois encore frustrés de ce qu’ils savent être leur dû. Cette fois encore ils ont été vaincus, mais ils ne sont pas résignés. Ils ne peuvent pas se résigner. Plus jamais ils ne se résigneront.

Je ne dis pas que les mois, les années qui viennent seront de tout repos. Au contraire, il nous faudra encore accepter des sacrifices et subir toutes sortes d’avanies. Ils se sont abattus sur nos villes et nos villages comme une nuée de sauterelles. Observons ces nouveaux députés issus de la farce électorale du 11 décembre : ils seraient incapables de dire à quoi sert un député. Mais quelle importance ? De toute façon, leur programme sera concocté à Paris et il leur sera dicté au fur et à mesure par le gauleiter Simon. Eux ne sont là que pour « manger ». Ils « mangeront » donc, et ils s’acharneront sur tous ceux qui voudront les en empêcher. Donc il faut bien savoir que plus nous leur résisterons, plus ils redoubleront leurs violences. Mais, l’essentiel, c’est que nous résisterons, comme d’habitude. Car si la « pacification », avec tout ce qu’elle signifie de crimes impunis, est une constante dans notre histoire, il y a aussi cette autre chose qui toujours l’accompagne, comme sa résultante ou son corollaire : notre résistance !

Marcel Amondji



[1] - Il s’agit d’une allusion à la bastonnade infligée à Aboudramane Sangaré, un proche de L. Gbagbo, par G. Ouassénan Koné alors ministre de la Sécurité.

[2] - La pacification de la Côte d’Ivoire, E. Larose, Paris 1916.

 

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17 novembre 2011 4 17 /11 /novembre /2011 11:55
Une réflexion sur les causes et les enjeux de la crise ivoirienne
 
If we must die, let it not be like hogs
Hunted and penned in an inglorious spot,
While round us bark the mad and hungry dogs,
Making their mock at our accursed lot.
If we must die, O let us nobly die,
So that our precious blood may not be shed
In vain ; then even the monsters we defy
Shall be constrained to honor us though dead !
O kinsmen we must meet the common foe !
Though far outnumbered let us show us brave,
And for their thousand blows deal one deathblow !
What though before us lies the open grave ?
Like men we'll face the murderous, cowardly pack,
Pressed to the wall, dying, but fighting back !
Claude McKay (If We Must Die, 1919)
 
 
1 - DU MIRACLE A LA CRISE
 
 
LA MATRICE
On peut donc situer l’origine de la crise actuelle tout au début de l’histoire commune des régions qui furent constituées en colonie sous l’appellation de Côte d’Ivoire par ceux qui les avaient conquises. Cependant, il n’y a pas de fatalité en histoire. Aussi bien la spécialisation de ces territoires fut-elle un choix que les autorités coloniales firent en toute conscience et en conformité avec l’ensemble des buts de la politique d’expansion coloniale de la France. La Côte d’Ivoire indépendante aurait pu – et même elle aurait dû – faire d’autres choix. Au demeurant, si les choix faits en son nom au moment de l’indépendance se situaient dans une ligne de continuité avec ceux que les colonisateurs avaient faits entre 1893 et 1960, il n’y avait pas identité absolue entre eux pour la simple raison que les motivations des uns et des autres, ainsi que leurs objectifs déclarés, étaient différents. Quoi qu’ils aient pu prétendre, les colonisateurs ne visaient qu’à exploiter le pays, ses ressources et ses hommes, à leur seul profit. Au contraire, les autorités ivoiriennes prétendaient, elles, développer le pays dans l’intérêt exclusif de ses habitants naturels, même si elles se flattaient d’y parvenir sans rupture avec l’ancienne métropole. Néanmoins la méthode, elle, n’avait point changé avec l’indépendance. Ni les maîtres de la colonie, ni les dirigeants de l’Etat indépendant n’avaient invité les populations concernées à donner leur avis sur les choix qu’ils avaient faits. Or, s’il était normal pour les colonisateurs de faire les choses sans tenir compte des gens qu’ils avaient trouvés sur place et qu’ils avaient dépossédés, les autorités ivoiriennes, elles, ne pouvaient rien faire de légitime sans faire participer les Ivoiriens, dont elles tenaient leur mandat, à leurs décisions comme à leurs actions. C’est par conséquent en toute liberté que, allant, le 3 janvier 1961, exposer aux membres de la toute nouvelle Assemblée nationale les grandes lignes de la politique économique de son gouvernement, Houphouët, qui venait lui-même d’être élu président de la République pour la première fois, annonça à son auditoire que son intention était d’accorder la « priorité au développement agricole, puisque, expliquait-il, 93% de la population vit de l’agriculture »
En toute liberté ? Voire ! Le 3 janvier 1961, parmi les invités de marque présents, il y avait celui dont on a dit qu’il était le Français le plus puissant après le général de Gaulle : Jacques Foccart. Il n’était certainement pas là seulement pour le plaisir d’écouter un « ami »… Mais faisons comme s’il n’y avait pas de souffleur, et que le chef du tout nouvel Etat ivoirien avait imaginé tout seul la politique qu’il se promettait d’appliquer.
Dans les années qui suivirent, les villes comme les communautés villageoises connurent une réelle prospérité, du moins, dans les zones où cette politique fut réellement mise en œuvre. Grâce à cette politique, et quoi qu’on puisse penser de toutes les circonstances qui l’ont accompagnée, et même si la crise actuelle justifie a posteriori toutes les critiques et toutes les réserves qui furent faites à son sujet, dans son ensemble, la Côte d’ivoire connut pendant cette période des taux de croissance de son PIB presque sans équivalent dans la région. Pour les populations, les villageois comme les citadins, c’était, au minimum, la promesse de changements inespérés dans leurs conditions d’existence : amélioration des moyens de transport et de communication, de l’habitat, de la santé, de la scolarisation, de l’emploi, etc.. Des espérances, pourtant, qu’en réalité elles eurent à peine le temps de caresser avant qu’elles ne s’évanouissent. Ce n’était en effet qu’un rêve merveilleux, et ce sens se retrouve très justement dans l’appellation de « miracle ivoirien » dont des chroniqueurs enthousiastes – enthousiastes, mais pas dupes – baptisèrent cette époque faste.
Dès la fin des années 1960, l’économie ivoirienne commença à se ressentir des effets pervers du modèle de croissance adopté par Houphouët et son ministre, le Français Raphaël Saller, auquel, sous la pression de l’opinion, avaient succédé, en 1965, Henri Konan Bédié à l’Economie et aux Finances et Mohammed Diawara au Plan, sans que, pour autant, ce changement d’hommes n’affecte le moins du monde l’orientation fondamentale de cette politique. Au premier plan de ces effets pervers, il y avait ceux qui résultaient de la prépondérance des facteurs étrangers dans la mise en œuvre du modèle de développement à l’ivoirienne, l’expression « facteurs étrangers » devant s’entendre, ici, non seulement des apports de capitaux d’origine extérieure, privée ou publique, sous forme d’aides, de dons ou de prêts, mais aussi de la participation physique directe d’étrangers (Africains, Européens, Libanais) à « l’œuvre de développement », selon l’expression consacrée. Etudiant les tendances de l’économie ivoirienne vers 1965, Samir Amin observait :
« Les modes de financement de la croissance de l’économie ivoirienne hypothèquent sérieusement l’avenir. La rémunération – à des taux très élevés – du capital étranger, dont la domination s’exerce d’une manière absolue sur toute l’économie du pays, traduit la dépendance extérieure de cette croissance. La Côte d’Ivoire passe rapidement, comme naguère à l’époque coloniale d’autres territoires, du stade de la mise en valeur, caractérisé par un apport net de capitaux extérieurs, à celui de l’exploitation, caractérisé par le retournement de la balance des flux, les profits réexportés l’emportant de plus en plus largement sur l’apport des capitaux. »[1]
Au moment de sa conception, le plan de développement mis en œuvre à partir de 1962 visait à créer les conditions du « décollage » de l’économie ivoirienne, c’est-à-dire de la relève du capital étranger par l’épargne locale. Le succès de cette entreprise ne faisait pas le moindre doute dans l’esprit de ses concepteurs. Le « décollage » était prévu, et même annoncé, pour l’horizon 1970. Mais, dès la fin de cette première phase du plan, il apparut que cette croissance, réelle et même remarquable, ne voulait pas dire développement. Surtout, elle ne générait pas l’accumulation de capital escomptée mais, au contraire, elle aggravait la dépendance de l’économie ivoirienne vis-à-vis des capitaux extérieurs, comme S. Amin l’avait prédit. Cependant, ces signaux de danger n’inquiétaient vraiment que des « puristes », par ailleurs taxés de « marxisme » tels, justement, S. Amin dont les mises en garde suscitèrent chez les admirateurs inconditionnels du « modèle ivoirien » un mécontentement si violent que l’écho s’en fera entendre encore, en 1982, dans l’ouvrage collectif « Etat et bourgeoisie en Côte d’Ivoire », sous la plume de Y.-A. Fauré et J.-F. Médard.
« La Côte d’Ivoire, y lit-on, symbolise tout ce que nos milieux intellectuels rejettent d’instinct : extraversion, dépendance, impérialisme, aliénation culturelle d’un côté, bourgeoisie, argent, matérialisme de l’autre… Ce discours critique sur la Côte d’Ivoire est tronqué, donc malhonnête. Le militantisme, les bons sentiments et la mauvaise conscience, même transmués en discours savant, ne peuvent tenir lieu d’analyse scientifique. Si cette dernière expression a un sens, l’observation exige le recul par rapport à nos réactions spontanées, et non de la complaisance. Il nous paraît donc urgent de réintroduire un peu de réalisme en n’exigeant pas de l’observation qu’elle révèle le bien et le mal, mais qu’elle permette de répondre à des questions moins ambitieuses sur le plan moral et sur le plan politique, mais plus proches des préoccupations scientifiques : qu’est-ce que c’est ? Comment ça marche ? Comment ça fonctionne ? Or, la littérature intellectuelle dominante n’a pas répondu à ces questions, sinon partiellement. Ce n’était pas son problème. Le sien était que la Côte d’Ivoire n’utilisait pas le bon discours, qu’elle faisait tout à l’envers : sans complexe apparemment, elle se proclamait capitaliste et pro-occidentale et mettait en avant le projet de société le plus platement bourgeois qu’on pût imaginer. Le discours est évidemment ce qui attire en premier lieu un intellectuel. A condition que ce discours soit le bon, il est disposé à fermer les yeux et à trouver toutes les excuses aux dérapages de la pratique. Or, non seulement le discours n’était pas le bon, mais les actes suivaient et, pire, ils portaient des fruits. Il fallait donc démontrer que, malgré les apparences, la Côte d’Ivoire s’acheminait vers la catastrophe et que son bilan était globalement négatif, puisqu’on savait, de science infuse, ce qui était bon et mauvais pour le pays. »[2]
 Si, publié en 1982 alors que l’échec du « modèle ivoirien » était déjà patent, ce jugement apparaît pour le moins comme une grave imprudence – même dans une discipline, la politologie africaniste, où le ridicule fait vivre plutôt qu’il ne tue –, en revanche il n’y aurait rien eu à redire vers 1965. Car les actes portaient effectivement de beaux fruits, et chacun y trouvait son compte, les Ivoiriens toutes catégories confondues et les étrangers. En outre, tout au long de cette période, le financement public local des investissements prédomine.
« Depuis 1960, observe S. Amin, les finances publiques ivoiriennes connaissent une grande aisance, qui permet de dégager chaque année une épargne publique non seulement importante, mais grandissante. La situation est aujourd’hui si exceptionnelle sur le continent qu’il faut souligner ce fait avec force. (…). …la Côte d‘Ivoire finance elle-même très largement ses investissements. »[3]
Mais, se demande pourtant S. Amin aussitôt après cette appréciation positive, la Côte d’Ivoire
« pourrait-elle financer aussi aisément des investissements orientés d’une autre manière, comme l’exigerait la préparation de l’étape ultérieure du développement ? Cela est malheureusement moins sûr, car la création d’industries de base, que cette étape de base exigerait, n’intéresse pas le capital étranger, pressé de rapatrier des profits rémunérateurs. L’Etat qui devrait alors se substituer à la carence du capital privé, ne pourrait financer de tels investissements qu’à la condition de s’engager dans la voie difficile de l’austérité. A son tour, l’austérité administrative réduirait les possibilités de l’épargne privée, laquelle est pour une large part le fruit de la prospérité rapide et de l’enrichissement des couches nouvelles qui se développent directement ou indirectement à partir des dépenses budgétaires. Quant aux investissements destinés à l’intensification agricole, qui constituent l’autre aspect de la préparation de cette étape nouvelle, ils exigeraient eux aussi des reconversions difficiles. »[4]
Cette dernière remarque, surtout quand on la rapproche du texte de Fauré et Médard cité plus haut, apporte presque toutes les clefs pour comprendre comment du « miracle » des années 1965-1975, l’économie ivoirienne en est irrésistiblement arrivée aux déséquilibres apparemment irréductibles d’aujourd’hui.
  
LES ANTECEDENTS DU « MIRACLE »
Fin 1950, le premier navire de haute mer pénètre jusqu’au cœur de la lagune Ebrié à travers le canal de Vridi enfin percé. La « mise en valeur » de la Côte d’Ivoire vient de recevoir un instrument à la mesure de son potentiel agricole et forestier : un vrai port. S’en suit le formidable développement des infrastructures, en particulier dans le domaine des transports, qui fit longtemps la fierté des Ivoiriens. Deux facteurs y concourent : le Fonds d’investissement pour le développement économique et social (Fides) créé en 1946, et qui était employé pour moitié en subventions, et affecté principalement au financement des travaux d’infrastructure (canal de Vridi, port d’Abidjan, routes et ponts notamment), et la Caisse centrale de la France d’Outre-mer (Ccfom) chargée des attributions de prêts et des prises de participations, dont les interventions visent les sociétés d’Etat et d’économie mixte, mais aussi les entreprises privées, les caisses de crédit agricole, etc., avec pour domaine d’intervention privilégié l’agriculture, l’élevage, la forêt et l’industrie. En revanche, malgré cet appui financier direct et un régime fiscal privilégié de longue durée accordé aux promoteurs industriels, le bilan de l’industrialisation qui s’en suit reste insignifiant. Au moment de l’indépendance, l’industrie ivoirienne est pratiquement inexistante. L’économie repose essentiellement sur la production de café et de cacao pour l’exportation. L’agriculture est aussi le seul secteur d’activité où les Ivoiriens sont vraiment présents. La forêt et les secteurs modernes (industrie et services) sont totalement contrôlés par les étrangers, Français pour la plupart. La France est d’ailleurs, et de très loin, le premier partenaire de la Côte d’Ivoire qui en reçoit 70% de ses importations et y destine 52% de ses exportations, et même 64% si on tient compte des ventes à l’intérieur de la zone franc.
La politique suivie après l’accession à l’indépendance n’a pas modifié ces données de départ. Au contraire, prenant appui sur l’agriculture d’exportation et l’exploitation forestière, le « miracle » a été principalement financé par des ressources extérieures : aide publique au développement (apd), capitaux privés étrangers, emprunts extérieurs de l’Etat ivoirien.
Entre 1965 et 1975, période dans laquelle s’inscrit le « miracle », la production du café et du cacao augmente de 7,1% par an en moyenne permettant de dégager des excédents commerciaux confortables et d’importantes recettes budgétaires. De même qu’à l’époque coloniale proprement dite, les caisses de stabilisation du café et du cacao – après l’indépendance, ces deux caisses alimentées par le produit des ventes de ces matières premières furent réunies sous l’appellation de caisse de stabilisation et de soutien des prix et des productions agricoles, la « Caistab » – servaient à financer l’investissement, les produits tirés de l’exportation des deux principaux produits sont employés pour développer les infrastructures. Attirés par la perspective de bénéfices juteux et garantis, les capitaux privés extérieurs affluent en Côte d’Ivoire.
Aussitôt après l’indépendance, le gouvernement lance une politique d’industrialisation axée sur l’appel aux capitaux privés et la création d’entreprises fabriquant des biens substituables aux importations. Le terrain avait été préparé, dès 1959, par l’adoption d’un « code des investissements » (loi du 3 septembre 1959) qui avait introduit le concept d’entreprise prioritaire. Selon cette loi,
« l’agrément d’une entreprise prioritaire lui garantit d’importantes mesures d’exonération et d’allégement fiscaux et, dans certains cas, un régime fiscal de longue durée capable d’assurer pendant vingt-cinq ans la stabilité de ses charges. »
Ainsi, jouissant déjà gratuitement des infrastructures installées par l’Etat et d’un système de protection douanière « raisonnable », libres au surplus d’exporter capitaux et bénéfices sans la moindre restriction, ces sociétés bénéficiaient encore d’une totale exonération d’impôts et de taxes douanières pendant vingt-cinq ans ! Jusqu’à 1970, les promoteurs étrangers, en majorité français, répondent avec enthousiasme à l’appel du gouvernement ivoirien. Les investissements privés, qui atteignent 162,8 milliards de Fcfa (prix de 1984) en 1965, contre 73,3 milliards d’investissements publics, s’élèvent au rythme de 6,3% par an en valeur réelle jusqu’à 1970. Mais, pour les rythmes de croissance, les investissements publics ne sont pas en reste : +10,2% par an de 1965 à 1970. Ils sont surtout destinés (dans le secteur productif) aux opérations de diversification agricole pour approvisionner les industries existantes ou pour en créer de nouvelles.
Pour une part non négligeable, la forte croissance des cinq premières années du « miracle » s’explique par l’afflux des capitaux privés extérieurs. Pendant cette période, l’industrie progresse de +14,4% par an en moyenne et en valeur réelle ; les services, au rythme de 9,7%. Les importations de biens et services s’accroissent de 8,2% par an, tandis que les exportations de biens et services augmentent de 8,6%. Non seulement la balance des biens et services est excédentaire, mais encore cet excédent s’améliore.
À partir de 1970, la saturation de la demande interne freinera la création de nouvelles entreprises industrielles. Les investissements industriels à rendement rapide sont épuisés. L’économie ivoirienne a atteint la croisée des chemins prophétisée par S. Amin. Tandis que l’industrialisation s’essouffle, le secteur des services poursuit sa croissance à des rythmes de 15,6% en moyenne annuelle de 1970 à 1975 (contre 7% pour l’industrie et 2,5% pour l’agriculture !). Mais, au-delà de 1975, cet autre miracle aussi se dissipe ; la croissance des services n’est plus que de 3,2% (contre 6,3%) pour le secteur privé, et de 4,6% (contre 10,2%) pour le secteur public. Alors, constatant les limites de la politique d’import-substitution, les planificateurs ivoiriens inscrivent dans le plan quinquennal 1971-1975 un deuxième objectif d’industrialisation axé, cette fois, sur la valorisation des matières premières et l’exportation de produits transformés localement. Il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’étendre des activités déjà existantes, notamment pour le café, le cacao, l’ananas ou le caoutchouc. Les capitaux étrangers sont toujours prépondérants, mais l’Etat entreprend de diversifier ses partenaires étrangers. Parallèlement, il prend des participations dans les filiales ivoiriennes des groupes étrangers, se substituant ainsi (provisoirement, disait alors Houphouët), à une épargne privée proprement ivoirienne encore pratiquement inexistante. Enfin, l’Etat tend de plus en plus à se substituer aussi aux investisseurs étrangers dans plusieurs secteurs d’activité, en particulier dans le domaine agro-alimentaire, en lançant les programmes « sucrier », « palmier à huile » et « cocotiers ».
  
LE COMMENCEMENT DE LA FIN
En 1975, la part de l’agriculture dans l’économie est tombée à 37,5%, contre 57% en 1965. Cette tendance s’est maintenue pendant les années suivantes. Ainsi, en 1989, la part de l’agriculture dans la formation du pib se situait au niveau de 29%, tandis que celle des services s’élevait à près de 15,9%. Mais le plus remarquable concerne l’industrie, qui entrait, alors, pour 46,6% dans la formation du pib. Parallèlement, la structure des exportations des biens et services s’était sensiblement modifiée entre 1965 et 1975. Au début de la période, les recettes d’exportation provenaient pour 75% des ventes de produits agricoles, pour 20% de celles de produits manufacturés, et pour 5% des prestations de services. Dix ans plus tard, les proportions respectives se présentaient comme suit : 55%, 35% et 10%. Les importations et les exportations avaient progressé au même rythme (6,8 à 6,9%), ce qui permit à la Côte d’Ivoire de jouir d’un excédent régulier. La balance globale resta pratiquement en équilibre pendant toute cette période, les déficits et les excédents se compensant. Au début des années 1970 cependant, la balance des opérations courantes commença à montrer des signes de déséquilibre ; mais l’Etat n’éprouvait pas encore de difficultés à mobiliser des crédits en provenance de l’étranger ; et cette politique d’emprunt masquait le début de la détérioration de la balance.
Sur le plan des finances intérieures, le déficit du secteur public était demeuré assez faible sur toute la période considérée : en pourcentage du pib, respectivement 1,2%, 3,4%, 2,2% en 1965, 1970 et 1975, l’épargne publique ayant continué de s’accroître (de 3,9% du pib en 1965 à 5,8% en 1975) grâce à l’augmentation des recettes engendrées par les hausses des revenus et des transactions. L’excédent dégagé par la « Caistab » fluctue sur toute la période, mais devient significative : 0,01% du pib en 1965, 4,4% en 1970 et 2,2% en 1975. Les dépenses d’équipement du secteur public ont tendance à s’accroître : respectivement  5,1%, 7,5% et 8,1% du pib en 1965, 1970 et 1975. Mais ils restent encore compatibles avec les capacités de financement du pays. Toutefois, en raison des déficits réguliers du secteur public, le gouvernement prend l’habitude de s’endetter et, surtout, de laisser s’endetter les entreprises parapubliques qu’il vient de créer. Le recours aux emprunts extérieurs passe de 0,9% du pib en 1965, à 1,4% du pib en 1970, et 2,8% du pib en 1975 ; ce qui porte le ratio de la dette extérieure totale sur le pib de 9,1% en 1965, à 24,2% en 1975.
A partir de 1975, et jusqu’en 1977, la Côte d’Ivoire, qui produit 300.000 tonnes de cacao et autant de café, voit les prix de ces produits multipliés, respectivement, par 3 et par 3,6. Les recettes de la « Caistab » font un bond de 2,2% du pib en 1975, à 16,5% du pib en 1977, soit 254 milliards de Fcfa (prix courant 1989 ?). Devant ce pactole, les autorités oublient les bonnes résolutions qu’elles avaient prises dans le cadre de la préparation du plan quinquennal 1976-1980. La surchauffe des années 1976 et 1977 bouleverse les prévisions de ce plan en démultipliant les coûts de facteurs de production. Le gonflement rapide de la masse monétaire (+32,9% par an en moyenne entre 1975 et 1978) porte le taux d’inflation à hauteur de 19% par an. Conséquence : la compétitivité des secteurs tournés vers l’exportation s’érode très rapidement, tandis que les industries tournées vers le marché intérieur mais soumises au contrôle des prix, subissent une forte détérioration de la valeur ajoutée. Le gouvernement prend alors des mesures pour protéger l’industrie, notamment le contingentement des importations. Mais ces mesures ne font qu’aggraver la situation.
Dans le domaine des investissements publics, les dépenses de l’Etat sont multipliées par 2,5 entre 1975 et 1980. Le seul coût d’exploitation des raffineries de sucre – déjà surfacturées – est deux fois supérieur au cours mondial du sucre. Les infrastructures sociales surdimensionnées et luxueuses obéissent plus à des préoccupations de prestige qu’aux besoins réels. Il en est d’ailleurs de même des investissements productifs « stricto sensu » : ainsi, sur les 6 centrales sucrières achetées au prix fort, 2 ont dû être fermées.
Entre 1977 et 1989, les prix mondiaux du café et du cacao baissent de 40%, entraînant une chute sensible des recettes de la « Caistab ». Il y a, en ce qui concerne le cacao en particulier, une tendance à la surproduction du fait que de nouveaux producteurs sont entrés en lice avec des rendements très supérieurs à ceux de la Côte d’Ivoire – (avec des produits de qualité moindre) –. C’est, notamment, le cas de la Malaisie (225.000 tonnes en 1988-1989 contre environ 24.000 tonnes/an avant 1980, et 1 à 2 tonnes/ha contre 400 kg/ha pour la Côte d’Ivoire). La chute des recettes de la « Caistab » diminue d’autant les capacités d’autofinancement, mais l’Etat n’en poursuit pas moins son ambitieux programme d’investissements publics. Dans le même temps, la crise pétrolière de 1979 accroît la facture des importations : au total, les termes de l’échange chutent de 37% entre 1977 et 1980. Mais c’est l’époque où les autorités ivoiriennes sont persuadées que le sous-sol marin au large de Port-Bouët et de Jacqueville regorge de pétrole. Aussi ce choc pétrolier ne les alarme-t-il pas vraiment et elles s’engagent dans une politique d’endettement croissant. Le déficit du secteur public passe de 2,2% du pib à 11,9% en 1980. Les emprunts extérieurs nets publics atteignent 7,9% du pib en 1980, contre 2,8% en 1975. Dans l’ensemble, la part de l’investissement dans le pib passe de 19,9% à 27,5% entre 1975 et 1980 sous la pression d’une expansion du programme d’investissement public atteignant 19,8% par an. La conséquence en est que la surchauffe de 1976-1977 se prolonge durant trois années supplémentaires.
En 1980, la Côte d’Ivoire voit ses réserves épuisées et sa balance globale devenir déficitaire (-7,7% du pib en 1980) par suite d’un déséquilibre grave de la balance des biens et services, et de la tendance à la hausse des dépenses au titre des intérêts de la dette. L’encours de la dette à long et à moyen terme est en effet passé de 24,2% du pib à 42,2% du pib entre 1975 et 1980. Les entrées de capitaux ne suffisent plus à compenser le déséquilibre des opérations courantes, le déficit de la balance atteignant 17,4% à la fin de la période.
C’est à ce moment que le Fonds monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale intervinrent pour la première fois. Début 1981, la Côte d’Ivoire signe avec le Fmi un accord en vue d’un programme d’ajustement et de stabilisation de 3 ans. La même année, la Banque mondiale consent un premier prêt d’ajustement structurel (pas) de 150 millions de dollars. Un deuxième pas de 250 millions sera paraphé deux ans plus tard, et un troisième en 1986.
Au milieu de ces difficultés, l’année 1985, marquée par une reprise due aux augmentations importantes des cours des principaux produits agricoles – café (+3,3%), cacao (+33%), coton (+45%), huile de palme (+35%) –, fut une embellie. Le pib s’accrut de 5%, contre des taus négatifs de -2,5% en 1984 ; -4,4% en 1983 et -3,9% en 1982. D’autre part, l’ajustement pouvait apparaître comme un succès : l’inflation est jugulée ; les finances publiques dégagent un excédent qui atteint presque 3% du pib, et la balance des paiements courants est en équilibre. Les dettes intérieures sont apurées. Parallèlement, le paiement des arriérés extérieurs et des intérêts de la dette rééchelonnée rassure les banques étrangères.

LES ANNÉES DE PURGATOIRE

C’est à ce moment que survient une chute vertigineuse des deux principaux produits. Le café passe de 1.048 Fcfa/kg en 1985-86, à 849 Fcfa/kg en 1986-87, soit une baisse de -25%. En 1988, il tombera à 600 Fcfa/kg. De même le cacao passe de 895 Fcfa/kg en 1985-86, à 671 Fcfa/kg en 1986-87. Conséquences : les recettes d’exportation accusent une chute de 200 milliards de Fcfa ; du fait de la hausse des prix des importations, la balance courante accuse un déficit d’environ 200 milliards de Fcfa ; parallèlement, la situation des avoirs extérieurs se détériore : de -406 milliards de Fcfa au 1er trimestre, elle passe à 450 milliards au 2e trimestre ; la « Caistab », qui avait dégagé des surplus jusqu’en 1986, s’oriente vers un déficit de ses opérations qui atteindra 400 milliards de Fcfa début 1988.
Début 1987, la fuite des capitaux s’accélère. Devant cette véritable débâcle, la Côte d’Ivoire est obligée de jeter l’éponge. C’est l’annonce, le 25 mai 1987, que le pays ne sera pas en mesure d’assurer le versement des 225 milliards de Fcfa dus à ses créanciers publics et privés. C’est alors qu’Houphouët, imputant ces difficultés à l’inégalité des échanges qui favorise les acheteurs de matières premières au détriment des producteurs, décide de ne pas approvisionner le marché du cacao. Commence alors un véritable bras de fer émaillé de péripéties rocambolesques, dont, cependant, l’issue n’était que trop prévisible. Privée des revenus du cacao et des crédits bancaires extérieurs, l’économie ivoirienne est au bord de l’asphyxie quand, en septembre 1989, à l’issue des « Journées nationales du dialogue », Houphouët se rend aux exigences des créanciers. Les prix-producteur sont ramenés à 400 Fcfa pour le cacao, à 200 Fcfa pour le café. Mais le plus difficile restait encore à venir. Ce fut en février 1990, la publication du « plan Koumoué Koffi » (du nom du ministre de l’Economie de l’époque) visant à réduire les salaires de 15% à 40% selon les catégories ; plan auquel les Ivoiriens devaient s’opposer avec fermeté à partir du 2 mars 1990.
Devant cette résistance et pour la tourner en douceur, le « plan Koumoué Koffi » sera remplacé par le « plan Alassane Ouattara », du nom du gouverneur en exercice de la banque commune des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao), que Houphouët a choisi de préférence à une personnalité ivoirienne pour le seconder dans cette passe difficile. Moins choquant dans sa présentation formelle que le précédent – il n’y était plus question d’amputations directes des salaires –, le « plan Ouattara » n’en promettait pas moins les mêmes effets sur la qualité de vie des Ivoiriens, sans être plus efficace en ce qui concerne le problème de la dette, ni en ce qui concerne la relance économique. A son propos, un observateur notait :
« Les résultats de fin 1990, sur lesquels le Fmi va s’appuyer pour examiner la solvabilité et la résolution des Ivoiriens, sont alarmants. Le pib a baissé de 10% ; le déficit commercial est supérieur de 1,8% du pib à ce qui était programmé et les arriérés intérieurs ont diminué de 50 milliards (contre 82 milliards attendus) pour se situer toujours à un peu plus de 350 milliards de Fcfa. (…). Point mort également sur les arriérés extérieurs, puisque le stock est passé de 511 milliards à 575 milliards pendant l’année 1990, en grande partie en raison du retard vis-à-vis des organisations multinationales, dont la Banque mondiale. »[5]

LES CAUSES DE L’ÉCHEC

Depuis 1980, la Côte d’Ivoire se trouvait de facto sous la tutelle de ses créanciers sans que, pour autant, sa situation économique et financière en soit améliorée de façon sensible. La raison en est que toutes les solutions imaginées par les experts du Fmi et de la Banque mondiale se sont heurté à des obstacles infranchissables. Il y avait d’abord cette résistance des Ivoiriens, encore plus effective et plus efficace depuis que la société pouvait faire entendre sa voix à travers un grand nombre de publications, de syndicats, d’associations et de partis politiques indépendants des pouvoirs publics. Mais la difficulté principale découlait de la structure même de l’économie ivoirienne, et de son ouverture à l’étranger, qu’Houphouët a voulue la plus large possible.
« C’est, écrit à ce propos Gilles Duruflé, principalement au dynamisme de ses cultures de rente, de ses dotations initiales en terres et en forêts et à une conjoncture favorable des prix à l’exportation que la Côte d’Ivoire doit un rythme de croissance des exportations supérieur à celui du pib, rythme qui lui a permis de supporter le poids croissant de ses importations, de ses investissements et de son ouverture à l’étranger. Or, ajoute-t-il, ces éléments favorables (…) ont une fin, tandis que l’effet de retour des investissements et des importations sur la croissance des exportations reste très faible. Une grande partie de ses investissements ayant été financés sur emprunts extérieurs, seul cet effet de retour (…) permettrait de poursuivre le processus et de faire face au service de la dette lorsque la rente initiale commence à décliner. »[6]
Le « libéralisme » affiché par les autorités ivoiriennes en matière de politique économique était d’autant plus coûteux que la Côte d’Ivoire faisant partie de la zone franc, elle ne disposait d’aucun moyen de contrôle sur le flux des capitaux vers l’extérieur, via la France. Dès le début, le « miracle ivoirien » se signalait par l’importance des transferts privés dans les sorties de devises. Au commencement des années 1960, ces transferts privés s’élevaient déjà à quelque 3% du pib. A l’origine de cette hémorragie, on trouve les résidents étrangers (Français et Libanais aux gros revenus et travailleurs africains non Ivoiriens), mais aussi, à partir de 1970 surtout, les hauts revenus ivoiriens. Au cours des années 1970, plus particulièrement à partir de 1976, ces transferts ont sans cesse augmenté jusqu’à atteindre 150 milliards de Fcfa en 1980. Avec la crise ouverte et les incertitudes politiques qui s’en suivirent, cette tendance s’accentua, entraînant une baisse alarmante des dépôts des particuliers dans les banques ; au point qu’en 1988, les opérations de transfert vers la France durent être interrompues ! Ainsi la crise ivoirienne se révéla être une démonstration particulièrement éclatante de ce que Michèle de Saint-Marc avait prédit dès 1968 :
« La plupart des Etats de la zone franc sont en état de faillite différée dès 1968. Ils sont, en effet, dans l’impossibilité de payer leurs engagements extérieurs, si on ne les aide pas. Au cas où les courants d’aide extérieure se tariraient, les Etats de la zone franc seraient en état de cessation de paiement. »[7]
 
PETITE HISTOIRE D’UN DÉSASTRE ANNONCÉ
Il y eut un « miracle ivoirien », c’est incontestable ; mais il fut éphémère, et cela aussi est incontestable. En définitive, cette politique qu’Houphouët annonçait aux députés avec une superbe assurance n’a abouti que dans ce désastre qu’il nous est donné de contempler. Pouvait-il en être autrement ? Les chantres de l’houphouétisme voudraient nous en persuader : selon eux, les intentions d’Houphouët étaient bonnes mais elles ont été contrariées par la mauvaise foi de ses « partenaires au développement » et des spéculateurs. Mais, l’important dans cette affaire, ce n’est pas tant le désastre final que la distance entre le projet initial et le résultat. Pour illustrer cette distance, deux exemples, empruntés à Houphouët lui-même, suffiront. C’est, premièrement, un extrait de son discours du 3 janvier 1961 :
« La deuxième innovation que nous voulons apporter dans l’enseignement, c’est qu’aucun enfant ne pourra quitter un établissement scolaire sans être nanti d’un emploi. Tout enfant qui, pour une raison quelconque, abandonne l’école, doit être dirigé vers un centre d’apprentissage. »[8]
Et c’est, deuxièmement, un extrait d’un autre discours qu’il prononça dans des circonstances identiques une année plus tard, le 15 janvier 1962 :
« L’on doit comprendre que la politique du gouvernement n’est pas d’offrir une vie aisée à une catégorie de la population si intéressante soit-elle, mais de penser à assurer un mieux-être à l’ensemble des citoyens du pays. »[9]
On sait ce qu’il en fut en réalité dans l’un et l’autre cas.
Parmi les causes de l’échec du « modèle ivoirien » de développement, l’une des plus déterminantes, c’est que cette politique, même en admettant, par hypothèse, qu’elle était entièrement conçue par des Ivoiriens authentiques, et indépendamment de toute influence ou pression étrangère, le fut néanmoins sans tenir aucun compte des véritables aspirations ni, a fortiori, des traditions des peuples ivoiriens. En outre, elle fut exécutée sans leur participation volontaire et éclairée, pour ne pas dire qu’elle leur fut imposée, dans l’opacité la plus complète quant à ses buts véritables, et même quant à ses moyens, selon la méthode que le professeur Harris Mémel-Fotê a résumée dans son intervention à la Sorbonne :
« L’action de développement que le maître comme stratège ordonne et que l’Etat "capitaliste ou socialiste", continuateur de l’Etat colonial, exécute, par médiateurs interposés, cette action est conduite dans un esprit de conquête et de domination de la société paysanne. En opposant les "développeurs" et les objets de développement que sont les choses, les rapports sociaux et les êtres humains connus a priori comme se développant eux-mêmes, elle implique la réification des acteurs appartenants aux classes inférieures. Le premier aspect de cette agressivité réificatrice apparaît dans les projets de développement conçus par les experts ès-développement et mis en œuvre par les techniciens ès-développement contre les initiatives internes des classes inférieures considérées comme des entreprises "réactionnaires", tournées vers le passé, des manières de rétroprojets. »[10]
Bref, la stratégie de développement dont Houphouët exposa les grandes lignes le 3 janvier 1960 était, au mieux, une utopie. Et une utopie doublement paradoxale. Premièrement, parce qu’elle émanait d’un homme qui se voulait avant tout un pragmatique et non un rêveur. Deuxièmement, parce qu’elle fut néanmoins saluée partout, ou presque partout, comme une démarche inspirée par le réalisme même, et frappée au coin de la sagesse. Troisièmement, parce que les critiques, mêmes les plus virulentes, qui lui furent adressées, y compris celles qui provenaient de certaines tendances de l’opposition déclarée, ne prirent jamais en compte le fait que son principal défaut, c’était précisément d’être une utopie dès son point de départ ; c’est-à-dire un système qui n’avait aucune chance réelle de produire durablement les résultats qui lui étaient assignés en théorie.
De l’utopie, cette doctrine avait, en effet, toutes les caractéristiques : dogmatisme, autoritarisme, volontarisme ; toutes choses que son auteur devait d’ailleurs revendiquer fièrement dans un autre discours qu’il fit, le 25 août 1967, à Montréal (Canada) sur le thème de l’unité nationale. Discours important, et qui mérite d’autant plus qu’on s’y arrête que ce fut la seule et unique fois qu’Houphouët se risqua à jouer les théoriciens. Et l’intérêt de ce discours est encore augmenté par le fait que, reprenant les mêmes thèmes à l’occasion de ses vœux de nouvel an, le 31 décembre de la même année, Houphouët donnera nettement l’impression qu’il regrettait son discours québécois.
« L’unité nationale doit (…) procéder d’une conception globale inspirant une action politique générale à long terme. Dans ce domaine, les institutions que les dirigeants choisissent et qu’ils proposent aux populations nous paraissent remplir une fonction essentielle. Dans les nations où les institutions résultent de l’histoire, l’homme d’Etat doit, certes, en contrôler attentivement l’évolution, parallèlement à celle de la société. Il aura même, parfois, à orienter les transformations. Mais, dans sa tâche, les préoccupations novatrices cèdent souvent le pas à la question de la conservation de l’acquis. Au contraire, dans nos pays, la tâche la plus importante des gouvernements est d’introduire des structures, de promulguer des textes, de créer des organismes, qui devancent le degré d’évolution de la société. Il serait irréaliste de prétendre créer ex nihilo des institutions totalement originales. Pour bâtir des Etats modernes, force est, donc, de se référer aux modèles fournis par les Etats modernes. Mais il faut avoir conscience du décalage que l’on provoque, ainsi, nécessairement, entre la réalité sociale et la construction légale. Le rôle spécifique du dirigeant dans nos pays est de transformer ce décalage, qui pourrait être une source de traumatismes sociaux et une cause permanente de chaos, en une force de progrès, et, notamment, en un facteur d’unité nationale. Certains ont présenté les institutions comme des "superstructures" qui procéderaient du dynamisme historique. Nous pensons qu’elles peuvent, au contraire, introduire une cohésion et un dynamisme nouveaux dans le corps social. L’adoption officielle des structures juridiques modernes, de cadres institutionnels nouveaux fournit à tous l’image de la vie sociale de demain. Elle est une projection tangible des buts à atteindre. L’écart entre la réalité d’aujourd’hui et les actes du législateur indique la direction dans laquelle doit s’engager l’effort de tous. »[11]
On ne pouvait pas reprocher à un tel discours de n’être pas adroit. Mais, peut-être l’est-il trop pour ne pas y voir malice. L’orateur, qui semble avoir prévu toutes les objections, va hardiment au-devant d’elles pour les balayer avec assurance. Certes, qui eût voulu lui porter la contradiction ce jour-là eût été ridiculisé en un tour de phrase. Au demeurant, qui d’entre nous n’a jamais fait le rêve de voir nos pays attardés se transformer brusquement, comme par miracle justement, en des Suèdes, en des Suisses, ou en tout autre pays d’Europe ou d’ailleurs dont le bonheur, moins vanté que celui de ces deux-là, n’en est pas moins de beaucoup supérieur à celui de n’importe quel pays d’Afrique ?
« Notre ambition est, et demeure de faire du citoyen ivoirien l’égal des citoyens des pays les plus évolués »[12].
C’est une autre profession de foi d’Houphouët, tirée de son discours du 15 janvier 1962.
Mais, s’agissait-il de nous peindre en blanc ? Non ! corrigera-t-il le 31 décembre 1967 :
« Nous voulons une Côte d’ivoire moderne, nous nous voulons du XXe siècle. Nous nous voulons techniquement, économiquement, socialement toujours plus proches des nations les plus prospères. Mais nous voulons également qu’au-delà des apparences d’un pays moderne, notre Côte d’Ivoire connaisse, en profondeur, une sorte de développement adapté à la nature de ses hommes et de ses choses, qui transforme son visage sans aliéner son âme. Nous voulons aller de l’avant, assurément, mais sans, pour autant, renier notre passé, sans tourner le dos à celles de nos formes de civilisation qui constituent notre originalité et dont le monde a grand besoin, nous le savons. »[13]
On peut constater que le problème du « décalage entre la réalité sociale et la construction légale » est envisagé ici avec plus de réalisme et plus de sagesse ; en tout cas, de manière plus conforme aux leçons de la vie réelle.
Puisqu’il s’agit ici non d’asséner des vérités toutes faites, mais de fournir au lecteur des matériaux pour sa propre réflexion, on me permettra de poursuivre le jeu toujours fastidieux des citations. Après avoir montré comment le « dirigeant » concevait et jouait son rôle spécifique, il peut être intéressant d’examiner si c’est bien cela que les « dirigés » attendaient de lui. On va pouvoir le vérifier grâce aux constatations faites, en 1971, par des équipes d’enquêteurs de l’Institut d’ethnosociologie de l’Université d’Abidjan, constatations qui me paraissent particulièrement propres à éclairer le problème soulevé dans le discours de Montréal.
« Nous avons constaté, notent les enquêteurs, que l’administration intervient, si besoin est, par la force, pour mener à bien les opérations de développement : exploitation des cultures industrielles, scolarisation des enfants… Nous pouvons illustrer l’aspect coercitif de l’administration par l’exemple du lotissement des villages dans la sous-préfecture de Toulépleu. Ainsi à Seizaibli, les paysans sont conscients que le lotissement entraînerait la désorganisation de l’espace social structuré traditionnellement en différents quartiers lignagers, et manifestent une opposition très ferme à ces opérations. »[14]
« Nous avons vu, notent-ils encore, que les structures administratives étaient sans contact, ou presque, avec les populations villageoises. Comment [dans ces conditions] faire passer le message du gouvernement ? Le nouveau pouvoir politique doit pouvoir s’appuyer sur les structures traditionnelles. L’administration coloniale pouvait coexister avec le pouvoir traditionnel sans chercher à se le concilier. L’administration moderne ne peut pas ne pas en tenir compte (…). Les autorités anciennes intéressent directement le pouvoir central dans la mesure où elles ont la caution des communautés villageoises. »[15]
« Aussi ces autorités sont-elles maintenues, même si on tend à les réduire à des fonctions purement formelles (…). Lorsque l’administration ne s’appuie pas sur la force, les paysans continuent à observer la coutume : les institutions modernes demeurent en marge des pratiques. »(p. 86).
« En milieu ouvrier comme en milieu paysan, on préfère essayer de régler les problèmes d’abord par la voie coutumière : par l’intermédiaire du chef traditionnel au village, ou du chef ethnique (…). Ce n’est qu’après l’échec de cette procédure ou en cas d’affaires très graves que l’on recourt à la justice moderne. Cette dernière est en effet redoutée, car elle est étrangère à la communauté et perturbe le bon fonctionnement de l’arbitrage traditionnel : c’est la loi des Blancs, elle est impitoyable et favorise les riches. »(p. 87).
« Les paysans se montrent réticents envers les institutions modernes et l’on observe de nombreux décalages entre les nouvelles lois et les pratiques sociales (…). Il peut se produire des cas où l’application des règles coutumières est incompatible avec le code moderne et fait l’objet de mesures de répression. Ainsi un village s’est-il vu frapper d’ostracisme (sic) par l’administration pour avoir refusé d’enterrer un habitant jugé indigne d’une sépulture, la tradition locale voulant qu’on refuse des funérailles à ceux qui se sont rendus coupables d’actes réprouvés par la société. Ce qui est la norme aux yeux de la tradition devient un délit pour la justice moderne. La conséquence de telles incompatibilités se traduit à la fois par le repli du village sur lui-même et par le rejet et l’hostilité de la part des représentants de l’administration. »(p. 88).
Et voici encore deux constatations faites par les mêmes équipes, en 1975 cette fois, et publiées sous le titre : « Besoins culturels des Ivoiriens en milieu urbain » :
« Dans le domaine politique, le clivage entre les masses populaires et une élite au pouvoir se fait sentir avec acuité. Moins informées, impuissantes, souvent ignorantes du fonctionnement des nouvelles structures mises en place, les classes défavorisées se sentent écartées du pouvoir. Elles ne font que subir les volontés d’autorités qui décident à leur place, et (elles) aspirent, à leur niveau, à participer à l’élaboration des décisions concernant leurs propres intérêts. »(p. 222).
« Ecartées du pouvoir moderne, elles (les masses) militent pour le maintien des structures traditionnelles qui, selon elles, assurent la cohésion sociale. Aussi manifestent-elles une certaine désaffection vis-à-vis des structures politiques nouvelles. »(230).
On voit, par ces quelques exemples, que le véritable problème qui se cache derrière le « décalage entre la réalité sociale et la construction légale », c’est, au fond, toute la question du rapport entre développement et démocratie dans un pays tel que la Côte d’Ivoire.
Mais, la démocratie, qu’est-ce que c’est ? C’est, dira-t-on, le pouvoir du peuple. Cette définition est imprécise. En réalité, la démocratie doit être comprise comme le pouvoir pour un peuple donné de faire lui-même les lois auxquelles il doit obéir. Ce qui revient à dire : le droit de vivre sous les lois qu’il a faites lui-même, et non sous des lois faites et imposées par autrui.
D’autre part, le véritable but de toute politique de développement national n’est-il pas de doter la nation concernée des moyens nécessaires à la sauvegarde de son indépendance ainsi qu’au plein exercice de sa souveraineté, autrement dit, les moyens de faire ses propres lois et d’empêcher que d’autres ne lui imposent les leurs ? Faire de bonnes lois, les meilleures lois possibles, mais, surtout, les faire soi-même !
Depuis cent ans et plus parfois, les peuples ivoiriens n’ont jamais cessé d’exprimer leur volonté d’exister par et pour eux-mêmes, de vivre selon des lois faites par eux-mêmes et non en fonction des lubies d’une galerie de spectateurs ou de juges étrangers – surtout quand ce sont des gens qui, à un titre ou à un autre, ont à voir avec les politiques qui ont dévoyé nos institutions pour mieux nous asservir et nous piller –, mais en fonction de leur propre histoire et de leurs véritables besoins actuels.
Compte tenu des conflits que soulève l’application de doctrines telles que celle qu’Houphouët exposait à Montréal, même édulcorées, et compte tenu de la nécessité où se trouvent les autorités « modernes », soit de se reposer, volens nolens, sur les formes administratives traditionnelles, soit de mener une guerre civile incessante contre la société telle qu’elle est, il paraît évident que le système politique qui convient le mieux aux Ivoiriens, celui qui assurera vraiment le développement harmonieux de la Côte d’Ivoire, ne viendra pas de ces soi-disant parangons d’une conception de la démocratie qui, en leur propre sein, excluent les Noirs et/ou les pauvres, mais des profondeurs de la propre histoire des peuples ivoiriens, et à travers les pratiques sociales imprégnées de cette histoire. Dès lors, la véritable sagesse politique ne consisterait-elle pas à proclamer tout de suite, par principe mais sans dogmatisme, les institutions villageoises encore vivantes comme autant d’institutions normales de l’Etat unitaire moderne, ne serait-ce qu’à titre provisoire, et à entreprendre sur cette base la codification d’un droit national ivoirien intégré ? Il ne s’agirait, après tout, que de prendre acte d’un état de fait dont ni l’existence ni la suppression ne dépendent pas de notre bon vouloir ni, surtout, de celui de personne d’autre.
Il n’y a aucun sens à parler de développement, si ce n’est pas le développement d’un peuple concret. Ce qui caractérise le mieux les peuples, c’est leur système de valeurs, fruit de leur histoire, ce que Hegel nomme Siltichkeit. On ne peut pas détruire ou rejeter brutalement le système de valeurs d’un peuple sans le mettre dans les plus grands dangers de désintégration. Même la Banque mondiale en est d’accord aujourd’hui :
« Les pays, lit-on dans une de ses publications de la fin des années quatre-vingts, sont comme les arbres. On ne peut pas les faire grandir en les tirant de l’extérieur. Leur croissance doit répondre à leur logique propre et être alimentée par leurs racines. »[16]
Il n’eut été que très normal de donner pour principe et pour point d’appui au procès d’édification nationale commencé paraît-il le 7 août 1960, le projet de restaurer le plus complètement et le plus exactement possible les systèmes juridiques de tous les peuples de la Côte d’Ivoire ; puis, à partir de ces modèles, de définir, à l’usage de l’Etat unitaire fondé ce jour-là et compte tenu de sa fonction spécifique d’instrument du développement et de l’intégration nationale, le véritable esprit des lois ivoiriennes. Il eût suffi pour cela que les communautés villageoises, qui étaient encore le cadre de vie de la majorité des Ivoiriens, fussent réellement associées à la prise des décisions concernant l’avenir de tous les Ivoiriens. Cela eût été normal parce qu’il s’agissait de la restauration de l’indépendance et de la souveraineté de peuples établis sur ces terres depuis des temps immémoriaux, et non de l’installation d’un nouveau « Liberia » sur un territoire acheté par des immigrants venus ou revenus de l’autre côté de l’océan. Les autorités de la « décolonisation » firent un choix tout à l’opposé de celui-là : en reconduisant purement et simplement les lois et les règlements coloniaux sitôt la cérémonie d’indépendance terminée, ils frappèrent ipso facto de nullité toutes les coutumes particulières de nos peuples.
Tel est l’un des plus étranges paradoxes de la prétendue indépendance dans laquelle la Côte d’Ivoire patauge depuis 1960. Rien de ce que les Ivoiriens avaient su préserver de leurs institutions traditionnelles méprisées par les colonisateurs (et jusqu’à leurs langues mêmes) ne fut pris en compte par les nouveaux législateurs. Et c’est peu dire ! En fait, ils les nièrent en toute conscience, et ils les rejetèrent en bloc, parce qu’ils les considéraient, eux aussi, comme des institutions barbares ; ce qui revenait à déclarer hors la loi la majorité des Ivoiriens de 1960 parce qu’ils avaient su résister à leur anéantissement culturel par les colonisateurs !
Mais qu’on m’entende bien : je ne suis pas en train de prôner une nouvelle forme d’ivoirité. Ce dont il s’agit, c’est de rétablir solidement les peuples ivoiriens dans leurs droits naturels, en particulier celui de vivre sous les lois qu’ils se sont données eux-mêmes. Des lois sous lesquelles, au demeurant, ils vivent encore très généralement, mais dans une sorte de clandestinité, parce qu’elles n’ont pas été prises en compte par la constitution de l’Etat. Des lois sous lesquelles, ainsi que tout le laisse présumer, ils vivront encore longtemps parce que rien n’est fait pour leur en donner d’autres qu’ils puissent accepter. Des lois sans lesquelles une conception absurde – voire criminelle – de la « modernisation » achèvera de nous détruire en tant que sociétés humaines originales et indépendantes. D’où il suit que, pour un Ivoirien d’aujourd’hui, défendre les cultures des peuples autochtones de la Côte d’Ivoire, ce n’est pas commettre une agression contre les Ivoiriens d’origine étrangère ou contre les résidents étrangers de toutes origines. Ce n’est pas un crime. C’est le contraire qui en serait un. Il serait en effet criminel de notre part d’assister sans rien dire ni faire à l’assassinat programmé des peuples dont nous sommes issus. Car on peut tuer une culture ; et lorsqu’on tue une culture, lorsqu’on la laisse s’étioler et dépérir, c’est un peuple qu’on tue, le peuple qui a sécrété cette culture, qui vivait en elle, qui s’exprimait par elle.
Marcel Amondji

NOTES
[1] - S. Amin, « Le développement du capitalisme en Côte d'Ivoire », Les Éditions de Minuit, 1965 ; pp. 269/270.
[2] - Karthala, 1982 ; pp. 11/12.
[3] - S. Amin, O. c. ; p. 233.
[4] - Ibidem.
[5] - « La lettre du continent », 16/05/91.
[6] - « L'ajustement structurel en Afrique », Karthala, 1988 ; p. 94.
[7] - Cité par J. Suret-Canale, « Afrique et capitaux », T. 1, L'Arbre verdoyant éd., 1987 ; p. 50.
[8] - « Le président Houphouët-Boigny et la nation ivoirienne » (morceaux choisis de discours de F. Houphouët), Les Nouvelles éditions africaines, Abidjan-Dakar, 1975 ; p. 234.
[9] - « Fraternité », numéro spécial du 15/1/62.
[10] - H. Mémel-Fotê, « Des ancêtres fondateurs aux pères de la nation. Introduction à une anthropologie de la démocratie », Conférence Marc-Bloch, Sorbonne, 18/6/91 (inédit).
[11] - « Le président Houphouët-Boigny et la nation ivoirienne », pp. 153-154.
[12] - « Fraternité », numéro spécial du 15/1/62.
[13] - « Le président Houphouët-Boigny et la nation ivoirienne », pp. 198 et 200.
[14] - « Paysans et ouvriers ivoiriens face au développement », p. 80.
[15] - Cf. H. Bourgoin, « L'Afrique malade du management », J. Picollec, Paris, 1984, en particulier le 9e chapitre intitulé « L'image des chefs ».
[16] - « L'Afrique subsaharienne de la crise à une croissance durable »  ; p. 230.
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